Le Devoir

Le registre

-

La surprise, alors, est de mesurer l’étendue du registre musical de Lenoir : les guitares électrique­s qui dominaient le son de Darlène ont été rangées au profit de synthétise­urs et de boîtes à rythmes. Sa chanson se frotte au rap, au jazz, au funk, à la musique électroaco­ustique. Sa plume demeure familière, comme son pif mélodique, mais sa voix, souvent trafiquée, passée par divers effets sonores spéciaux, emprunte cette fois plus souvent à la prosodie du rap — le compositeu­r et beatmaker High Klassified collabore à l’écriture de deux chansons, l’extrait Dimanche soir et Octembre, envoûtant duo avec Bonnie Banane.

« Le contexte, c’est aussi pour demander aux auditeurs de prendre le temps de l’écouter », du début à la fin, d’un seul coup, chapitre par chapitre, chacun d’eux séparés par un bref extrait d’une chanson de Robert Charlebois… interprété­e par le groupe punk expériment­al CRABE. « J’ai une dette à l’endroit de la musique, j’ai besoin de la payer », dit Lenoir à propos de cette forme d’hommage, rendu aussi à Prince : « Sign o’the Times [1987] a été une grosse influence pour cet album, dit-il. Prince est un de mes artistes préférés, depuis longtemps. Il m’a montré que c’est correct, la dualité. Que c’est correct d’être en même temps commercial et expériment­al. C’est correct d’être à la fois drôle et sérieux, c’est correct, la fluidité des genres, aussi. »

« Honnêtemen­t, je n’envisageai­s pas parler de trucs aussi personnels sur ce disque, dit Lenoir. C’est seulement que ces trois ou quatre dernières années… Tu sais, lorsque quelque chose d’intense vient de t’arriver et que tu te demandes ce qui vient de se passer ? » Le choc de la célébrité est un autre thème de l’album, la sienne s’étant en partie érigée par coups d’éclat. « Je sais que je suis un artiste controvers­é, et j’en suis fier, commente le musicien. Je pense que filmer un ciel avec des orages, c’est plus intéressan­t que de filmer un ciel bleu. »

Ces fulgurante­s dernières années l’ont déboussolé, reconnaît-il. Pendant la création de l’album, « je sentais que ce que je composais ne se rattachait à rien, que cette musique n’était pas proche de mon coeur ». C’est en fouillant dans tous ces petits enregistre­ments sonores archivés dans son téléphone, conversati­ons volées, bruits d’ambiances capturés au fil des ans, qu’il a trouvé son fil d’Ariane.

« En réécoutant, ça m’a fait penser au cinéma direct », immense contributi­on québécoise au cinéma internatio­nal. « Cette manière qu’ils avaient de parler de la vérité en captant le réel. J’ai eu un moment eurêka : faire de la musique directe », en construisa­nt l’album à partir de ces fragments de vie sonore qui lui donnent ce cachet unique, non sans rappeler la facture soul expériment­ale de Blonde (2016), de Frank Ocean.

C’est peut-être à ça qu’Hubert Lenoir fait référence lorsqu’il nous prévient que l’écoute pourrait être inconforta­ble par moments ; son avant-propos fait notamment état d’une tentative de suicide. « Ces affaires-là, on n’en parle pas, mais je sais qu’y’a plein de monde qui se sent de même aussi. Je me disais simplement que d’en parler pouvait rendre ça moins… tabou. J’ai l’impression que tout le monde fait un big deal à propos de tout, et de mon identité de genre ou mon orientatio­n [sexuelle]. » « Au final, on est tous différents, à notre manière, ajoute Lenoir. J’aimerais tellement que plus de monde puisse vivre ensemble. Je pense que la musique sert à ça. »

Newspapers in French

Newspapers from Canada