Une reprise faste et menacée
Pas d’horizon en vue pour une rentrée culturelle dite « normale », mais de fragiles accalmies par rapport à l’an dernier, d’où l’immense éventail des séductions automnales. L’art, maillon fragile d’un écosystème planétaire déboussolé, peut reprendre à son compte la devise de la ville de Paris : « fluctuat nec mergitur », battu par les flots sans couler pour autant.
Le voici émergeant des confinements à la fois blessé et grandi. De vague en vague, les consciences créatrices se sont chargées d’énergies mutantes. Des artistes ont profité des pauses pour peaufiner des projets à long terme. Leurs dystopies projettent des rayons noirs, leurs questionnements bousculent les idées reçues.
Les femmes, les Autochtones, les minorités de tous poils s’expriment à qui mieux mieux. Ce qui n’empêche pas l’effacement de la mémoire de hérisser les esprits. La terre a bougé. Que la raison prévale sur les autodafés ! Mais demeurons ouverts aux artistes de la diversité.
L’offre culturelle explose. D’autant plus que des oeuvres majeures mises au frais en 2020 prennent soudain l’affiche, risquant d’ailleurs de faire ombrage aux propositions moins scintillantes. Par ici les ténors ! Au TNM, Embrasse, la nouvelle pièce de Michel Marc Bouchard, sur des liens mère-fils (Anne-Marie Cadieux et Théodore Pellerin), est attendue avec ferveur. De même le solo Courville, de Robert Lepage (avec marionnettes), au Diamant de Québec.
L’été 2021 a débordé sur les mois suivants, gonflant l’offre de saison. Tant de grands festivals, dont le Jazz et les Francos, repoussés en septembre sous espoir d’une accalmie pandémique, se déroulent par temps frais. Les voici soudain aux prises avec les aléas du passeport vaccinal, qui rassure pourtant maints spectateurs traumatisés.
Le passé craque. Paradoxalement, diverses adaptations littéraires ou théâtrales d’hier ont la cote. Au cinéma,
Dune de Villeneuve en témoigne, comme West Side Story version Spielberg. Le Maria Chapdelaine de Sébastien Pilote revisite nos héritages et le regard de Louis Hémon posé sur eux.
L’avalanche de suites, de biopics, de reprises (les Beatles renaissent même en coffret et dans un documentaire de Peter Jackson) offre le réconfort des valeurs sûres au public troublé. Ainsi, le MBAM propose les grands portraits de célébrités du XXe siècle (de Churchill à Einstein) par le photographe Yousuf Karsh, Gilles Vigneault lancera un nouvel album avec Jim Corcoran, le duo Kent Nagano-Fred Pellerin reprendra vie et magie à l’OSM.
Masque, jauge des salles et preuves vaccinales valsent de concert. Mais l’abondant menu artistique de l’heure, à moins d’assauts viraux féroces, invite les Québécois à sortir de leur coquille. La fougue et la jeunesse de Rafael Payare à l’OSM résonneront comme un appel du large. Les lutins Morphs de Lina Cruz feront le pari de la fantaisie surréaliste à l’Agora de la danse. Rêvons donc un peu…
Reste que bien des thèmes récurrents rappellent à quel point nos sociétés en bavent. Le virus lui-même sera peu évoqué, mais les réflexions dans sa foulée, comme la peur des changements climatiques, colorent les propositions du jour. La surconsommation, le capitalisme sauvage s’exposent sur la table artistique, l’incommunicabilité aussi. « Combien de temps faut-il pour qu’une voix atteigne l’autre ? » demande une expo du MBAM en misant sur les ponts à construire.
Des classiques trouveront à cette enseigne une nouvelle résonance. Au théâtre, La métamorphose de Kafka, revue par Claude Poissant, éclairera nos déshumanisations galopantes. Quant aux Sorcières de Salem d’Arthur Miller, revue par Sarah Berthiaume et Edith Patenaude, elles tendront leur miroir hystérique à notre ère de polarisations aveugles.
Les femmes sont partout. Sur nos planches, notamment, Sophie Cadieux y abordera le féminisme, et Mykalle Bielinski les dérives écologiques. Au cinéma, l’électrisant Titane de la française Julia Ducournau et The
Power of the Dog de la vétérane néozélandaise Jane Campion imposeront les univers des deux réalisatrices palmées d’or au Festival de Cannes. Que portent leurs voix !
Du 6 au 17 octobre, le Festival du nouveau cinéma célébrera à Montréal son demi-siècle en formule hybride. En ouverture : Bootlegger de la cinéaste aux racines anichinabées Caroline Monnet. Les oeuvres autochtones, si populaires en littérature québécoise, se diversifient sur les écrans et au théâtre. Signe des temps, là aussi.
En cette rentrée, les propositions foisonnent. Le grand test de l’automne sera celui du public, invité à remiser ses peurs pour courir masqué vers l’artiste. L’offre numérique (les géants du Web triomphent) entonne plus fort que jamais l’appel au repli sur soi dans la sécurité du foyer. Quel spectateur se pointera à quel rendez-vous ? Vivement la saison (utopique ?) des grands retours !