Le Devoir

L’étoile qu’on ne voit plus briller

Alys Robi aurait 100 ans aujourd’hui, un anniversai­re accueilli dans l’indifféren­ce au Québec

- SÉBASTIEN TANGUAY

Alys Robi aurait eu 100 ans aujourd’hui, et c’est l’indifféren­ce que le Québec lui offre en cadeau. Ni sa ville natale ni le gouverneme­nt québécois ne soulignent le siècle de naissance de cette star populaire qui a étincelé, en son temps, plus fort qu’aucune autre Québécoise. Le silence qui accompagne ce centenaire témoigne d’un Québec qui peine encore à honorer la mémoire de ses femmes illustres.

La vie d’Alys Robi tient pourtant du mythe moderne. Née le 3 février 1923 et bercée par la pauvreté de la basse-ville désargenté­e de Québec, Alice Robitaille a réussi, sans éducation, à atteindre le panthéon de la chanson jusqu’à côtoyer Frank Sinatra, Sammy Davis Jr., Dean Martin ou Nat King Cole au firmament musical de l’après-guerre.

Partie de rien, elle a atteint le zénith : Hollywood, la gloire planétaire, des tubes entendus en boucle à la radio, de Londres jusqu’à Rio. La Québécoise a notamment participé aux balbutieme­nts de la télévision, chanté devant la royauté britanniqu­e et fait rayonner le Québec à l’étranger à une époque où les crucifix brillaient davantage que la culture dans la Belle Province.

« Elle a toujours été extrêmemen­t fière d’être Québécoise, souligne sa petite-nièce Chantal Ringuet, aussi autrice d’une biographie consacrée à Alys Robi. Elle disait toujours à l’étranger à quel point le Québec était, pour elle, le plus bel endroit du monde. »

« C’est une femme qui a eu une carrière absolument incroyable pour son époque, rappelle l’historienn­e Catherine Ferland, présidente des Rendez-vous d’histoire de Québec. Nous avons beau parler de Céline Dion, mais avant elle, il y a eu Alys Robi. »

Elle a vu sa fulgurante ascension prendre fin abruptemen­t à l’âge de 25 ans, sur les routes de la Californie. Victime d’un accident, elle retourne à Québec pour sa convalesce­nce, où elle assiste à la mort de son petit frère, un drame qui alimente une sévère dépression. Terminus : l’hôpital psychiatri­que. Entre 1948 et 1953, elle a subi à l’asile de Québec les traitement­s archaïques de son époque. Électrocho­cs, isolement, lobotomie : pendant cinq ans, son rêve se transforme en cauchemar.

Alys Robi a tenté de remonter sur les planches après son internemen­t, mais le public qui l’adulait autrefois a commencé à bouder la diva, devenue « la folle » à ses yeux.

C’est la communauté gaie qui a permis son retour, en élevant la chanteuse au rang d’icône des ostracisés.

« Ma grand-tante incarnait la liberté et l’ouverture à l’autre à une époque où ça ne correspond­ait pas du tout aux paramètres de la société, explique Chantal Ringuet. Par rapport aux combats menés récemment au Québec et ailleurs, elle ne pourrait pas être plus d’actualité, voire à l’avant-garde de son temps. »

Un centenaire sous silence

Pourtant, son 100e anniversai­re de naissance passe sous silence, notamment dans sa ville natale. « Nous l’avons déjà honorée à deux reprises, explique Québec. En nommant le parc Alys-Robi dans le quartier Saint-Sauveur, ainsi qu’en apposant une plaque commémorat­ive en son honneur sur la maison où elle est née. »

Les traces de la célèbre chanteuse, à Québec, tiennent dans un rayon de 150 m, loin de tous les parcours achalandés. Le parc Alys-Robi, même l’été, s’avère peu fréquenté : ce sont surtout les propriétai­res de chiens qui viennent y promener la gent canine à l’heure des petits besoins.

« Ce parc… soupire Chantal Ringuet. J’y suis encore allée récemment : c’est triste. C’est vraiment triste. »

La maison natale de l’artiste, toujours debout dans le quartier de son enfance, jouit d’un statut patrimonia­l « présumé » aux yeux de la Commission d’urbanisme et de conservati­on de Québec. Il s’agit du statut accordé à un autre « célèbre » temple de la chanson de la capitale, soit l’ancien bar Kirouac, dont l’histoire de la soirée karaoké transformé­e en foyer d’éclosion de COVID-19 pendant la pandémie est devenue virale.

« Alys Robi mérite plus, indique sa petite-nièce. C’est une des grandes artistes québécoise­s et une des plus grandes chanteuses du XXe siècle, ça ne fait aucun doute. C’était une femme libre et indépendan­te avant l’heure : au faîte de sa gloire, elle gagnait 2000 $US par semaine, une somme qu’un ouvrier québécois mettait en moyenne deux ans à empocher ! Elle n’était pas mariée et elle avait aussi beaucoup d’amants à une période où l’église contrôlait tout. Son internemen­t, c’était aussi parce qu’elle était trop grande pour son époque et qu’il a fallu la réduire, l’enfermer. »

Hommages pour hommes

Le cas d’Alys Robi, selon Catherine Ferland, est symptomati­que d’un Québec où les hommes dominent encore largement l’espace public. « Pourquoi nous n’hésitons pas à bâtir des places Jean-Béliveau à coups de millions, mais qu’il n’y a rien pour des femmes de la trempe d’Alys Robi ? demande l’historienn­e. Il y a beaucoup d’hommes qui ont reçu des honneurs, de leur vivant, beaucoup plus importants, pour des accompliss­ements beaucoup moindres. Je pense que Céline Dion n’a même pas de statue à Charlemagn­e ! »

La diva québécoise a déjà eu sa sculpture dans sa ville natale, mais un manque d’entretien a condamné cette dernière à la démolition. La maison d’enfance de Céline Dion n’existe plus elle non plus. Même si elle a vendu plus de 200 millions d’albums, que son absence d’un palmarès des grandes voix du monde suffit à soulever un tollé chez ses compatriot­es et qu’elle parvient sans peine à remplir, 10 soirs plutôt qu’un, le Centre Bell, il n’y a qu’un boulevard pour honorer « Céline » au Québec.

La Commission de toponymie du Québec précise que parmi les 45 000 lieux nommés à la mémoire d’une personne dans la province, 90 % portent le nom d’un homme. Illustrati­on de cette disparité : Alys Robi a donné son nom à deux parcs et à une impasse au Québec. Son ancien amour, le comédien Olivier Guimond, a droit, quant à lui, à deux parcs, un édifice, une place, un chemin, une halte et six rues.

Aucune Québécoise n’a encore eu l’honneur, non plus, de donner son nom à une autoroute. L’acier et l’aluminium ont eu ce privilège avant elles : il existe, au Québec, des autoroutes qui dignifient ces métaux, mais aucune qui commémore une figure féminine.

« C’est beaucoup plus difficile pour les femmes de s’inscrire dans le “dur”, explique Catherine Ferland. Même autour de l’Assemblée nationale, il n’y a qu’un seul monument dédié aux femmes et, justement, il est dédié aux femmes, donc à aucune en particulie­r. C’est comme s’il fallait leur rendre hommage en lot. Si nos figures féminines n’existent pas dans l’espace public, elles disparaiss­ent dans l’oeil de la population et leur souvenir finit par s’évanouir. Nous avons un énorme déficit, au Québec, par rapport à cette mémoire-là. »

La Ville de Québec répertorie, par exemple, les personnage­s illustres qui ont ponctué ses quatre siècles d’histoire. Sur la liste de 1180 noms, Le Devoir a compté 36 femmes — soit 3 % du total.

Les Rendez-vous d’histoire de Québec soulignero­nt, en août, le centenaire d’Alys Robi. « Pour nous, ça ne faisait aucun doute qu’elle le méritait, indique Catherine Ferland. Alys Robi, tous les enfants la connaissen­t encore aujourd’hui, poursuit l’historienn­e. La chanson Tico, tico, popularisé­e dans les années 1940, résonne encore 80 ans plus tard. Qui peut se vanter d’un tel exploit ? Ça en dit long sur nous et sur notre rapport à l’histoire, particuliè­rement sur notre rapport à l’histoire des femmes, le fait que nous n’ayons pensé à rien pour son centenaire, que personne n’ait rien organisé pour elle. »

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À QUÉBEC LE DEVOIR
 ?? FRANCIS VACHON LE DEVOIR ?? La maison natale d’Alys Robi, dans le quartier Saint-Sauveur, à Québec
FRANCIS VACHON LE DEVOIR La maison natale d’Alys Robi, dans le quartier Saint-Sauveur, à Québec

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