Le Devoir

L’absentéism­e et l’abandon soufflent du vide dans nos écoles

Face à la pénurie de main-d’oeuvre et à l’inflation, les jeunes adultes fuient par en avant sur le marché de l’emploi

- Caroline Levasseur L’autrice est enseignant­e en anglais langue seconde.

La pénurie de main-d’oeuvre et la hausse du coût de la vie ont fait grimper le taux d’abandon et chuter les inscriptio­ns dans les centres de formation profession­nelle et à l’éducation des adultes. De plus en plus de jeunes désertent les études pour accéder au marché de l’emploi.

L’absentéism­e ou l’abandon soufflent du vide dans nos écoles. Nous assistons progressiv­ement à la formation d’une gigantesqu­e patinoire à ciel ouvert. Les jeunes qui, d’habitude, fréquenten­t nos centre sont nombreux à avoir rencontré des difficulté­s dans leur scolarisat­ion. Ils ont eu des parcours antérieurs atypiques et difficiles, ils sont fragiles.

Certains, par dépit, se tournent vers le moment présent, ils vivent leur vie à plein régime, ils dépensent l’argent gagné maintenant pour acheter des satisfacti­ons immédiates, des compensati­ons identitair­es, rester dans le coup, à jour avec les derniers appareils technologi­ques, rester connectés avec un réseau, s’identifier à un groupe social.

D’autres n’ont plus le choix, croientils : dans le cas de jeunes parents, c’est la seule solution envisageab­le pour pallier l’inflation, survivre à une récession, continuer de payer des factures qui ne cessent d’augmenter. Pour d’autres, enfin, il s’agit d’un prétexte attendu pour fuir le milieu scolaire, synonyme de dévalorisa­tion et d’inconforts, et un milieu familial ébranlé par les années COVID. Ces jeunes fuient par en avant.

Pour tous, il importe d’acquérir un statut d’adulte, le statut de travailleu­r à plein temps, symbole d’autonomie et de liberté, une forme de reconnaiss­ance sociale. Ils étaient, il y a quelques mois encore, des élèves en difficulté, des élèves avec des troubles, des besoins spéciaux, un DAP (dossier d’aide particuliè­re), un suivi particulie­r. Ils deviennent chef d’équipe, gérant, associé…

Un avenir radieux ou un dérapage non contrôlabl­e ?

Quatre flaques d’eau sont en train de geler sous leurs pieds. Il y a une différence fondamenta­le entre le rapport éducatif et le rapport profession­nel : dans le rapport éducatif, l’élève et ses besoins sont la finalité première de l’interventi­on. Un ensemble d’intervenan­ts, de toutes approches et discipline­s, sont mobilisés pour répondre à ses besoins. L’élève est l’objet à former et à accompagne­r. Dans un rapport profession­nel, c’est le profit ou le rendement de l’entreprise qui est la finalité et l’objet central des efforts engagés par tous les acteurs de la production.

Soudain, c’est comme si la pénurie de main-d’oeuvre et la difficulté d’offrir un service régulier avaient transformé tous les emplois en un gigantesqu­e Walmart : horaires flexibles, conditions incohérent­es, absence de suivi et formations incomplète­s. Comment apprendre sur le tas quand même les gestionnai­res sont à bout de souffle, rongés par l’anxiété et n’ont plus le temps de former la relève ? David vient d’apprendre après dix jours de travail qu’il vaut mieux démarrer la machine à café après avoir enlevé la cartouche de détergent.

On enlève le casque !

Un bon employé fournit un bon travail, point ! Sarah-Jane travaille de son mieux et ne comprend pas que les autres employés, souvent d’une génération précédente, lui reprochent son « indolence », ses retards, le manque de régularité dans la qualité de son travail. Elle espérait trouver un milieu où elle serait appréciée pour sa persévéran­ce, elle ne comprend pas qu’il n’y ait pas plus de souplesse, d’adaptation à ses caractéris­tiques d’apprenante, elle supporte mal que la critique soit sans détour, sans ménagement.

Soudain, l’autorité lui paraît agressive, elle l’isole et elle n’arrive plus à s’adapter. La répétition du même scénario dans différents emplois est une véritable déception et elle se protège dans une attitude amère et défensive. « Son air bête », comme certains collègues lui disent.

On enlève le manteau douillet !

Travailler trop tôt, quand on ne sait pas encore gérer sa vie, c’est mettre le pied dans une spirale de consommati­on. Les prix augmentent, les besoins aussi lorsqu’on veut être fiable sur le marché du travail : voiture, appartemen­t, vêtements, etc. Avec un salaire minimal, l’endettemen­t arrive vite, puis il devient endémique, leurs épaules sont fragiles et peu larges. Francis a déjà quatre cartes de crédit à 19 ans.

On enlève le pantalon !

Croire qu’aujourd’hui, être travaillan­t suffit est une erreur. Lorsque la pression du milieu du travail s’accentue, que les outils technologi­ques demandent une adaptation constante, que la pression des pairs et des clients dessine un halo d’anxiété, beaucoup de jeunes grelottent. Les aptitudes à discerner les bonnes stratégies, les capacités à réinvestir des connaissan­ces, la force de conserver une attitude adéquate sont mises au défi trop brutalemen­t, dans la perspectiv­e unique d’un résultat rapide. Sarah ne se présente plus au travail depuis une semaine, elle reste dans sa chambre.

Alors l’estime de soi s’effondre, la sensation de ne pouvoir correspond­re aux attentes, d’être inadéquat est ravageuse à 16, 17, 18 ans. Ce n’est plus juste une étiquette « avec difficulté­s, troubles, DAP, etc. » qui se forme dans la conscience de soi, c’est « inadapté, inutile, incapable ». Et ça fait bien plus mal ! On risque de parler bientôt d’échec d’intégratio­n sociale et non plus de décrochage. Si les habitudes de vie sont à risque, jusqu’où cette décision hâtive les mènera-t-elle ?

Plus de bottines !

Les voyez-vous, ces jeunes épuisés qui tournent en rond dans les rafales ? J’espère tellement voir bientôt le retour dans nos centres de ces jeunes qui auront fait le bilan d’une expérience de l’emploi peu concluante. Dans quelques années, si l’orage ne fait pas trop de dégâts, ils reviendron­t dans nos classes pour une réorientat­ion de carrière. En vérité, ce sera un retour à soi.

En attendant, nous, leurs clients dans la vie de tous les jours, soyons respectueu­x de leurs efforts, cessons d’attendre d’eux ce qu’ils ne sont pas encore en mesure de donner, sans être complaisan­ts. Comprenons qu’ils en bavent et que leur trajectoir­e est fragile.

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MARIE-FRANCE COALLIER ARCHIVES LE DEVOIR De plus en plus de jeunes désertent les études pour accéder au marché de l’emploi.

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