Le Devoir

Le panthéon inachevé de Napoléon Bourassa

L’apothéose de Christophe Colomb est passée de mode dès le début des années 1910

- DAVE NOËL

Le Devoir sort du cadre de l’Assemblée nationale dans cette série qui revisite les tableaux marquants de notre histoire politique. Aujourd’hui, L’apothéose de Christophe Colomb de Napoléon Bourassa.

En 1905, Napoléon Bourassa déroule un carton gigantesqu­e de 7,5 mètres de long sur 4 mètres de haut dans son atelier de la rue Sainte-Julie, à Montréal. Des lambeaux se détachent tandis que la lumière du jour éclaire à nouveau l’oeuvre réalisée 38 ans plus tôt pour l’Exposition universell­e de Paris. Le vieillard ému redécouvre son Apothéose de Christophe Colomb. « C’était le rêve de sa vie », explique l’historien de l’art Mario Béland.

Le père de Henri Bourassa, qui fondera Le Devoir, est hanté par cette oeuvre de « jeunesse » qui n’a jamais trouvé preneur, que ce soit au parlement d’Ottawa à la fin des années 1860 ou à celui de Québec au début de la décennie 1880. N’ayant plus rien à perdre, l’artiste obstiné grimpe dans son échafaudag­e pour transposer le dessin de son carton abîmé d’« Expo 1867 » sur une toile de la même dimension. « Il s’y remet à l’approche de ses 80 ans comme s’il voulait laisser une trace de cette compositio­n colossale », raconte Béland.

Napoléon Bourassa en profite pour faire le ménage parmi la soixantain­e de héros de l’oeuvre originale, dont il ne reste aujourd’hui qu’une vingtaine de fragments. Rattrapé par le poids des années, le peintre devra toutefois redescendr­e sur terre en 1912 avant d’avoir terminé son testament artistique. « Que l’oeuvre soit inachevée, c’est du bonbon pour les historiens de l’art, observe Béland, parce qu’on voit tout son processus de création ! »

Le jugement dernier

L’apothéose est plutôt déroutante, avec ses codes et son esthétique d’inspiratio­n néoclassiq­ue. « Ce n’est pas un tableau qui vient chercher des émotions comme un paysage d’hiver de Suzor-Coté, illustre Mario Béland. On est complèteme­nt ailleurs. »

La toile met en scène le couronneme­nt de Christophe Colomb (1) par la figure allégoriqu­e de la Gloire. Le navigateur génois triomphe au pied du temple de l’immortalit­é tandis qu’un génie arrache les lauriers usurpés de la tête de son collègue Amerigo Vespucci (2), dont le prénom a été donné au continent américain au début du XVIe siècle.

L’heure du jugement dernier a sonné pour les « ennemis » de Colomb, qui sont chassés de leur nuage à coups de trompette par la Renommée et la Vengeance (3) ! Ce segment du tableau est particuliè­rement animé si on le compare à la « fosse d’orchestre » située au bas de la toile. « Les figures allégoriqu­es sont les plus fortes sur un plan esthétique », observe Béland.

En dépit de leurs exploits, les « grands hommes » de l’histoire occidental­e sélectionn­és par Napoléon Bourassa doivent faire la file derrière Colomb pour être intronisés. À commencer par le prophète Moïse (4), qui cherche sans doute quelque chose d’intéressan­t à raconter aux scientifiq­ues Galilée et Copernic (5) postés devant lui.

La reine Isabelle de Castille (6) est la seule femme digne d’entrer au temple de l’immortalit­é pour avoir financé le voyage de Colomb en 1492. « Elle a été ajoutée dans la toile, précise Mario Béland, elle n’était pas là dans le grand carton de 1867. »

L’orchestre américain

La patience est de mise pour les héros de l’Amérique coloniale menés par les explorateu­rs français Jacques Cartier (7) et Samuel de Champlain (8). Les deux hommes ont le regard tourné vers l’ouest, à l’instar du quaker anglais William Penn (9), le fondateur de la Pennsylvan­ie.

Sans surprise, la présence des premiers peuples du continent est réduite à deux Autochtone­s anonymes (10) bénis par Las Casas, le premier évêque du Mexique, et à un troisième homme coiffé de plumes à qui Mgr de Laval (11) présente les « Saintes Écritures ».

Les religieux sont suivis par une enfilade de généraux, les Montcalm (12), Wolfe (13), Lévis (14) et Washington (15), qui pose sa main sur l’épaule de son protégé, La Fayette (16), à qui Bourassa a confié la lourde tâche de relever l’épée de la France en Amérique, 15 ans après la conquête britanniqu­e du Canada.

L’espace commence à manquer pour le peintre, qui tient néanmoins à insérer à la suite des militaires un trio d’inventeurs, dont les créations font office de laissez-passer vers l’immortalit­é. Benjamin Franklin (17) empoigne ainsi son paratonner­re sous nos yeux, tandis que Samuel Morse (18) présente le télégraphe électrique pour lequel il a élaboré l’alphabet portant son nom. Robert Fulton (19) se pavane quant à lui avec un modèle réduit de son bateau à vapeur, le Clermont, lancé en 1807 sur le fleuve Hudson pour relier New York à Albany.

Bourassa aurait pu profiter de la mise à jour de sa compositio­n de 1867 pour ajouter les technologi­es apparues au tournant du siècle, comme l’automobile ou l’avion. Il préfère toutefois garder une certaine distance avec le présent. « La naissance de la Confédérat­ion canadienne était l’événement le plus récent où il pouvait aller », affirme Mario Béland.

La lignée d’immortels se termine justement par une succession de binômes illustrant la dualité linguistiq­ue du Canada. Le premier met en vedette le beau-père du peintre, Louis-Joseph Papineau (20), qui pose aux côtés de William Lyon Mackenzie (21). Les deux leaders du soulèvemen­t patriote de 1837 sont suivis par les dirigeants du premier gouverneme­nt responsabl­e canadien constitué en 1848, soit Robert Baldwin et Louis-Hippolyte La Fontaine (22).

Le dernier duo rassemble les Pères de la « Confédérat­ion » de 1867, George-Étienne Cartier (23) et John A. Macdonald (24), qui brandit le texte unilingue anglais de la Constituti­on. L’histoire ne dit pas si le premier premier ministre du Canada a pu rejoindre le temple de l’immortalit­é avant le renverseme­nt de sa statue du square Dominion, à Montréal, en 2020.

Loin des goûts du jour

C’est un tableau qui était complèteme­nt rétrograde à ce moment-là. L’art était rendu ailleurs. MARIO BÉLAND »

L’apothéose est passée de mode au début des années 1910 lorsque Bourassa la propose à la Galerie nationale du Canada pour l’équivalent de 250 000 $ en dollars d’aujourd’hui. « C’est un tableau qui était complèteme­nt rétrograde à ce moment-là, explique Mario Béland. L’art était rendu ailleurs. »

Faute d’intérêt, la toile ne sortira pas de l’atelier de la rue Sainte-Julie du vivant de l’artiste, décédé en 1916 à l’âge de 88 ans. Les hommages posthumes ne suffiront pas à trouver un acheteur pour cette oeuvre hors norme destinée à un bâtiment d’envergure. « L’apothéose est colossale, rappelle Béland, c’est l’un des plus grands tableaux d’art canadien qui n’ait jamais été réalisé. »

La succession de Napoléon Bourassa devra se résoudre à la donner en 1928 à ce qui deviendra le Musée national des beaux-arts du Québec. Il faudra toutefois attendre jusqu’en 1983 pour que L’apothéose soit exposée entre ses murs. « La toile n’avait pas été vue depuis 1917. Inutile de vous dire que ça a été tout un choc ! » conclut Béland.

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MUSÉE NATIONAL DES BEAUX-ARTS DU QUÉBEC L’apothéose de Christophe Colomb
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