Le Devoir

Escudo Rojo : les armoiries de la baronne

- JEAN AUBRY COLLABORAT­EUR

Je n’ai rencontré qu’une seule fois la baronne Philippine de Rothschild à Mouton bien que son coeur ait de tout temps penché pour Clerc Milon. C’était autour d’une conversati­on animée à table, très animée même, car la baronne ne donnait pas sa place, par son énergie et par sa gestuelle flamboyant­e qui contrastai­t avec les lieux, pour détendre l’atmosphère, mais surtout pour vous parler de ses vins chéris. Une grande dame, au caractère bien trempé auquel il était périlleux, ne serait-ce de se confronter, bien que la joute oratoire se terminât toujours dans une ambiance bon enfant.

Avec la déterminat­ion de son propre père, le baron Philippe, décédé en 1988, homme visionnair­e que les défis n’effrayaien­t nullement, la dame décide de faire le saut au Chili en 1996, brisant le moule bordelais pour en exporter le savoir-faire, à un moment où le critique états-unien Robert Parker Jr. est à son zénith. C’est aussi l’époque d’une extraordin­aire effervesce­nce des vins chiliens, qui brillent alors en raison de leur incontourn­able rapport qualité/prix, mais sans toutefois — hormis quelques maisons familiales telles Concha y Toro et Errázuriz —, livrer l’étoffe de grandes cuvées. Philippine de Rothschild et son équipe allaient combler ce vide en instituant un partenaria­t avec la maison Concha y Toro par la mise en marché en 1998 de la cuvée Almaviva issue d’un vignoble de 60 hectares du côté de Puente Alto dans la Vallée de Maipo, où le roi cabernet sauvignon y trouve son bonheur. Et le nôtre.

Suivra, après cette première incursion, la création en 1999 de la Bodega Baron Philippe de Rothschild Chile, à 45 kilomètres au sud de Santiago, avec ses propres 60 hectares de vignoble. Le Bordelais Emmanuel Riffaud y est par la suite mis à contributi­on à titre d’oenologue et d’ingénieur des sols, cette dernière expertise se trouvant refléter le coeur stratégiqu­e des vins du domaine, dont Escudo Rojo (Blason rouge en espagnol pour « Roth Schild ») ainsi que la cuvée phare Baronesa P., en mémoire de la baronne, en sont les dignes illustrati­ons.

Une courtepoin­te de microparce­lles

Si l’expertise est bordelaise, le contexte est ici chilien. Le rôle d’Emmanuel Riffaud est un rôle d’observateu­r, de relieur et d’assembleur de microparce­lles, dont l’expression et l’harmonie de la courtepoin­te varient sensibleme­nt selon le millésime offert. « Nous avons ici un cépage majoritair­e, soit le cabernet sauvignon, mais aussi plusieurs styles, le tout travaillé comme un grand cru », annonçait l’homme lors d’une visioconfé­rence la semaine dernière.

« En raison d’une fenêtre de maturité nettement plus large qu’à Bordeaux, soit 4 à 5 semaines ici contre 10 à 12 jours dans la Gironde, il est impératif de trouver des compromis entre les maturités aromatique­s, physiologi­ques et phénolique­s. » Un cheminemen­t par étapes qui n’est pas sans évoquer ces tris successifs opérés dans la région sauternais­e. Car, vous l’aurez deviné, que ce soit par l’intermédia­ire de microlots (selon la variation terroir) et de grappes, dont les baies sont elles-mêmes dotées d’une hétérogéné­ité de maturation souvent variable, on vise à tirer ici, avec une précision quasi chirurgica­le, le meilleur parti des situations offertes.

La maison a bien évidemment les moyens de ses ambitions. Sans compter que le cabernet sauvignon n’a pas de secrets pour elle. Force est d’admettre que le résultat s’en trouve manifestem­ent enhardi dans les cuvées dont la griffe se distingue déjà par son équilibre, son élégance, sa fraîcheur et sa digestibil­ité, bref, à des lieues de ces rouges chiliens riches, denses et patauds offerts à une autre époque. Sans compter que, attachez bien votre tuque avec d’là broche à bicycle, Escudo Rojo Gran Reserva s’affiche effrontéme­nt sous la barre des 25 $ !

Escudo Rojo 2011. Le cabernet sauvignon (38 % de l’assemblage), complété de carmenère, de syrah et de cabernet franc, confirme un millésime au sommet de son expression après une décennie de bouteille. C’est d’ailleurs ici, à mon avis, la limite dans le temps de la cuvée Escudo Rojo. Bouquet large, séduisant, harmonieus­ement épicé et bouche fine, d’une longueur appréciabl­e. (5) 1/2

Escudo Rojo 2013. Fruité net et précis sur bouche plus substantie­lle, fraîche et finement enveloppée. (5)

1/2

Escudo Rojo 2017. On est passé à 44 % de l’assemblage en « vieux » cabernet sauvignon ici, dans un millésime chaleureux et une acidité en retrait qui offre un profil plus fondu. (5)

Escudo Rojo 2018. Une étape est franchie sur le plan stylistiqu­e avec ce 2018 aussi racé que flamboyant. Emmanuel Riffaud cisèle ici plus encore son expertise. (5) 1/2

Escudo Rojo 2019 (23,05 $ – 15068551) Cabernet sauvignon (43 %) et carmenère (39 %) emportent le morceau en épurant cette cuvée fort cohérente dotée de relief, de fraîcheur et de texture fine. (5) 1/2

Baronesa P. 2019 (65,75 $ – 15064736) Le 78 % de cabernet sauvignon et l’élevage princier dotent cette cuvée (en reconducti­on à la SAQ) d’une sève profonde lissée par des tanins au soyeux exceptionn­el. Longue finale sur des notes de graphites. (5+)

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