Les femmes sont-elles si dangereuses ?
Devant la Cour suprême mercredi dernier, les arguments de l’État de l’Idaho n’ont pas fait dans la subtilité : le corps des femmes est quantité négligeable et le fait qu’elles puissent perdre la vie est un risque acceptable.
La section 18-622 du code de l’Idaho prévoit une interdiction totale des interruptions de grossesse, une catégorie de crime (felony) équivalente au meurtre pour ceux qui y procéderaient, des sanctions criminelles élevées applicables à toute personne impliquée (patient, praticien, facilitateur). L’exception prévue — le cas où la vie de la mère est en danger — a mené à des dérives où des personnes en situation d’urgence n’ont pas été traitées tant que leur pronostic vital n’était pas engagé. Comme dans le cas d’une grossesse ectopique (donc non viable) et traitable au départ, avec à la clé des dommages conséquents et évitables.
À quel point la mort doit-elle être imminente, a demandé un médecin, « pour que l’on se décide enfin à intervenir » ?
Car la décision Dobbs annulant le décret Roe v. Wade n’en finit pas de rebondir. Elle redessine la géographie de la santé aux ÉtatsUnis en traçant les contours de véritables déserts gynécologiques. Elle permet la criminalisation de l’avortement, poussant littéralement des femmes à fuir leur État pour sauver leur vie. Elle redéfinit la pratique médicale alors qu’un vent de peur souffle sur le système de santé : les soins varient d’un État à l’autre, d’un hôpital à l’autre, d’une classe sociale à l’autre, d’une couleur à l’autre ; ils ne sont plus assurés sur une base factuelle et scientifique. Elle a des impacts en gynécologie, en soins périnataux, en pharmacologie, lorsque l’on nie l’accès à l’avortement à une enfant qui a été violée, lorsque l’on refuse des médicaments à une personne atteinte d’une maladie auto-immune au motif qu’ils sont aussi utilisés pour interrompre des grossesses. Elle a des impacts en oncologie, si l’on doit attendre qu’un cancer se généralise et atteigne un stade létal pour procéder à une interruption (que l’on savait nécessaire depuis le début) de la grossesse. Elle a un impact en obstétrique : pour éviter les apparences d’un avortement, par exemple, des médecins ont opté pour la césarienne plutôt qu’un curetage à la suite d’une fausse couche.
Pourtant, la science est là pour le dire : il est plus dangereux de mener une grossesse à terme que de l’interrompre ; il est plus hasardeux de procéder par césarienne que par voie vaginale. Pourquoi certains corps ont-ils soudain moins de valeur ? Pourquoi maintenant ?
Parce que la question n’est ni la vie foetale ni la santé de la mère. Le nativisme et la santé reproductive, expliquent les chercheuses Christine Nero Coughlin et Nancy M. P. King, marchent main dans la main depuis le début. La composante raciale des soins de santé reproductive, que l’on interdise l’avortement par besoin de main-d’oeuvre bon marché (comme dans les États esclavagistes du Sud au XIXe siècle) ou qu’on l’encourage pour des raisons populationnelles, est documentée.
Comme l’explique James Mohr dans son ouvrage sur la question, l’essor du mouvement antiavortement s’inscrit dans une période où le recours à l’interruption de grossesse est pourtant socialement répandu : face à une immigration catholique croissante, la peur du déclin démographique est alors une des motivations explicites pour limiter l’avortement auquel ont recours
La composante raciale des soins de santé reproductive, que l’on interdise l’avortement par besoin de maind’oeuvre ou qu’on l’encourage pour des raisons populationnelles, est documentée
les femmes mariées, blanches et protestantes.
Or, expliquent Coughlin et King, si les années 1960 et 1970 ont vu un progrès concomitant des droits des femmes et des minorités, les années 2010-2020 voient le mouvement synchronique inverse : la décision Shelby v. Holder County (mettant fin au contrôle fédéral sur les pratiques électorales discriminatoires des États du Sud) survient dans le même espace-temps que la décision Dobbs sur l’avortement.
Et dans deux causes pendantes en 2024 devant la Cour suprême (Idaho and FDA v. Alliance for Hippocratic Medicine), on trouve une même organisation d’extrême droite, l’Alliance Defending Freedom (ADF), identifiée par le Southern Poverty Law Center comme « haineuse ».
C’est à cette lumière qu’il faut regarder le phénomène actuel et prendre un autre pas de recul.
L’index Women Peace and Security évalue 177 pays à partir de 13 indicateurs qui vont de la mortalité maternelle à la violence politique en passant par les éléments d’inclusion et de discrimination : il permet d’établir le lien étroit entre les droits des femmes et l’état de la démocratie (au passage, ni les ÉtatsUnis ni le Canada ne figurent dans les 15 États en tête du palmarès).
La professeure Nitasha Kaul explique le rôle central de la misogynie dans la légitimation des objectifs politiques d’un ensemble de dirigeants de démocraties contemporaines (Modi, Bolsonaro, Milei, Orbàn, Erdoğan, Trump) : elle démontre comment une politique de l’identité peut permettre de diaboliser l’opposition comme étant féminine, inférieure et/ou antinationaliste en déformant les idées progressistes (en témoigne la dérive du terme « wokisme ») et en défendant une approche masculiniste et militarisée de la politique.
À Harvard, Erica Chenoweth et Zoe Marks abondent dans ce sens lorsqu’elles parlent de la « revanche des patriarches » et de la raison pour laquelle les autocrates (installés ou aspirants) cherchent à éroder les droits des femmes. Elles en veulent pour preuve l’écrasement par Xi Jinping des mouvements féministes, de la promotion par Vladimir Poutine des rôles traditionnels, du retour de la patrilinéarité en Égypte ou des talibans en Afghanistan.
Dans The First Political Order: How Sex Shapes Governance and National Security Worldwide, les professeures Valerie Hudson, Donna Lee Bowen et Perpetua Lynne Nielsen expliquent les attaques contre les mouvements et les droits des femmes : tant dans les régimes autoritaires que dans les démocraties érodées, ces mesures sont directement en lien avec le pouvoir de mobilisation des femmes. Le langage autour du danger que font peser les normes progressistes sur les traditions culturelles et familiales, les politiques visant à réajuster les droits reproductifs correspondent à la volonté de contenir ce potentiel mobilisateur. La recherche montre en effet que la mobilisation des femmes dans un mouvement populaire ajoute évidemment en nombre, mais aussi en légitimité, en procédés de résistance et en probabilités de succès.
Des femmes libres, actives et politisées sont donc une menace claire pour des illibéralismes et des autoritarismes drapés dans le populisme : leur effacement est par conséquent une stratégie politique efficace.