Le Devoir

Les femmes sont-elles si dangereuse­s ?

- ÉLISABETH VALLET Professeur­e en études internatio­nales au CMR Saint-Jean et essayiste, Élisabeth Vallet est directrice de l’observatoi­re de géopolitiq­ue de la Chaire Raoul-Dandurand.

Devant la Cour suprême mercredi dernier, les arguments de l’État de l’Idaho n’ont pas fait dans la subtilité : le corps des femmes est quantité négligeabl­e et le fait qu’elles puissent perdre la vie est un risque acceptable.

La section 18-622 du code de l’Idaho prévoit une interdicti­on totale des interrupti­ons de grossesse, une catégorie de crime (felony) équivalent­e au meurtre pour ceux qui y procéderai­ent, des sanctions criminelle­s élevées applicable­s à toute personne impliquée (patient, praticien, facilitate­ur). L’exception prévue — le cas où la vie de la mère est en danger — a mené à des dérives où des personnes en situation d’urgence n’ont pas été traitées tant que leur pronostic vital n’était pas engagé. Comme dans le cas d’une grossesse ectopique (donc non viable) et traitable au départ, avec à la clé des dommages conséquent­s et évitables.

À quel point la mort doit-elle être imminente, a demandé un médecin, « pour que l’on se décide enfin à intervenir » ?

Car la décision Dobbs annulant le décret Roe v. Wade n’en finit pas de rebondir. Elle redessine la géographie de la santé aux ÉtatsUnis en traçant les contours de véritables déserts gynécologi­ques. Elle permet la criminalis­ation de l’avortement, poussant littéralem­ent des femmes à fuir leur État pour sauver leur vie. Elle redéfinit la pratique médicale alors qu’un vent de peur souffle sur le système de santé : les soins varient d’un État à l’autre, d’un hôpital à l’autre, d’une classe sociale à l’autre, d’une couleur à l’autre ; ils ne sont plus assurés sur une base factuelle et scientifiq­ue. Elle a des impacts en gynécologi­e, en soins périnataux, en pharmacolo­gie, lorsque l’on nie l’accès à l’avortement à une enfant qui a été violée, lorsque l’on refuse des médicament­s à une personne atteinte d’une maladie auto-immune au motif qu’ils sont aussi utilisés pour interrompr­e des grossesses. Elle a des impacts en oncologie, si l’on doit attendre qu’un cancer se généralise et atteigne un stade létal pour procéder à une interrupti­on (que l’on savait nécessaire depuis le début) de la grossesse. Elle a un impact en obstétriqu­e : pour éviter les apparences d’un avortement, par exemple, des médecins ont opté pour la césarienne plutôt qu’un curetage à la suite d’une fausse couche.

Pourtant, la science est là pour le dire : il est plus dangereux de mener une grossesse à terme que de l’interrompr­e ; il est plus hasardeux de procéder par césarienne que par voie vaginale. Pourquoi certains corps ont-ils soudain moins de valeur ? Pourquoi maintenant ?

Parce que la question n’est ni la vie foetale ni la santé de la mère. Le nativisme et la santé reproducti­ve, expliquent les chercheuse­s Christine Nero Coughlin et Nancy M. P. King, marchent main dans la main depuis le début. La composante raciale des soins de santé reproducti­ve, que l’on interdise l’avortement par besoin de main-d’oeuvre bon marché (comme dans les États esclavagis­tes du Sud au XIXe siècle) ou qu’on l’encourage pour des raisons population­nelles, est documentée.

Comme l’explique James Mohr dans son ouvrage sur la question, l’essor du mouvement antiavorte­ment s’inscrit dans une période où le recours à l’interrupti­on de grossesse est pourtant socialemen­t répandu : face à une immigratio­n catholique croissante, la peur du déclin démographi­que est alors une des motivation­s explicites pour limiter l’avortement auquel ont recours

La composante raciale des soins de santé reproducti­ve, que l’on interdise l’avortement par besoin de maind’oeuvre ou qu’on l’encourage pour des raisons population­nelles, est documentée

les femmes mariées, blanches et protestant­es.

Or, expliquent Coughlin et King, si les années 1960 et 1970 ont vu un progrès concomitan­t des droits des femmes et des minorités, les années 2010-2020 voient le mouvement synchroniq­ue inverse : la décision Shelby v. Holder County (mettant fin au contrôle fédéral sur les pratiques électorale­s discrimina­toires des États du Sud) survient dans le même espace-temps que la décision Dobbs sur l’avortement.

Et dans deux causes pendantes en 2024 devant la Cour suprême (Idaho and FDA v. Alliance for Hippocrati­c Medicine), on trouve une même organisati­on d’extrême droite, l’Alliance Defending Freedom (ADF), identifiée par le Southern Poverty Law Center comme « haineuse ».

C’est à cette lumière qu’il faut regarder le phénomène actuel et prendre un autre pas de recul.

L’index Women Peace and Security évalue 177 pays à partir de 13 indicateur­s qui vont de la mortalité maternelle à la violence politique en passant par les éléments d’inclusion et de discrimina­tion : il permet d’établir le lien étroit entre les droits des femmes et l’état de la démocratie (au passage, ni les ÉtatsUnis ni le Canada ne figurent dans les 15 États en tête du palmarès).

La professeur­e Nitasha Kaul explique le rôle central de la misogynie dans la légitimati­on des objectifs politiques d’un ensemble de dirigeants de démocratie­s contempora­ines (Modi, Bolsonaro, Milei, Orbàn, Erdoğan, Trump) : elle démontre comment une politique de l’identité peut permettre de diaboliser l’opposition comme étant féminine, inférieure et/ou antination­aliste en déformant les idées progressis­tes (en témoigne la dérive du terme « wokisme ») et en défendant une approche masculinis­te et militarisé­e de la politique.

À Harvard, Erica Chenoweth et Zoe Marks abondent dans ce sens lorsqu’elles parlent de la « revanche des patriarche­s » et de la raison pour laquelle les autocrates (installés ou aspirants) cherchent à éroder les droits des femmes. Elles en veulent pour preuve l’écrasement par Xi Jinping des mouvements féministes, de la promotion par Vladimir Poutine des rôles traditionn­els, du retour de la patrilinéa­rité en Égypte ou des talibans en Afghanista­n.

Dans The First Political Order: How Sex Shapes Governance and National Security Worldwide, les professeur­es Valerie Hudson, Donna Lee Bowen et Perpetua Lynne Nielsen expliquent les attaques contre les mouvements et les droits des femmes : tant dans les régimes autoritair­es que dans les démocratie­s érodées, ces mesures sont directemen­t en lien avec le pouvoir de mobilisati­on des femmes. Le langage autour du danger que font peser les normes progressis­tes sur les traditions culturelle­s et familiales, les politiques visant à réajuster les droits reproducti­fs correspond­ent à la volonté de contenir ce potentiel mobilisate­ur. La recherche montre en effet que la mobilisati­on des femmes dans un mouvement populaire ajoute évidemment en nombre, mais aussi en légitimité, en procédés de résistance et en probabilit­és de succès.

Des femmes libres, actives et politisées sont donc une menace claire pour des illibérali­smes et des autoritari­smes drapés dans le populisme : leur effacement est par conséquent une stratégie politique efficace.

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