Le Devoir

L’élection qui a tout changé

- STÉPHANIE MARIN

Il y a 30 ans, les Sud-Africains ont créé de longues files, serpentant à n’en plus finir autour des bureaux de scrutin. Ils ont montré à quel point cette première élection multiracia­le était capitale et remplie de promesses, notamment pour tous ceux qui avaient été privés du droit de vote jusqu’à ces derniers jours d’avril 1994, dont la grande majorité des Noirs et des Métis du pays. Selon plusieurs experts consultés par Le Devoir, ce scrutin historique qui a porté Nelson Mandela à la tête du pays, trois ans après la fin du brutal régime de ségrégatio­n raciale de l’apartheid, a été l’un de ceux qui ont le plus marqué le XXe siècle.

« Nous commençons une nouvelle ère d’espoir, de réconcilia­tion et d’édificatio­n de la nation », a déclaré le 27 avril 1994 Nelson Mandela, tout juste après avoir coché le premier bulletin de vote de sa vie.

Pendant quatre jours, ses concitoyen­s ont voté à hauteur de 63 % pour son parti, le Congrès national africain (ANC). Il a largement devancé celui du président sortant, Frederik de Klerk qui a récolté 20 % des voix.

« Un moment charnière, déterminan­t dans l’histoire de l’Afrique du Sud », et l’une des plus importante­s élections de ce siècle, a déclaré le professeur de l’Université de Montréal Mamoudou Gazibo, spécialisé en politique africaine.

Il rappelle que ce scrutin présidenti­el sud-africain a eu des répercussi­ons au-delà de ses frontières, car il a notamment apaisé bon nombre de conflits dans les pays voisins, liés à l’apartheid. Son effet a été « régional et mondial ».

L’élection de Mandela, le premier président noir, était aussi « tout un symbole », souligne Simplice Ayangma Bonoho, professeur d’histoire africaine à l’Université de Montréal : « Un message d’unité nationale au peuple sud-africain, une leçon de libération totale pour l’ensemble du continent africain et un cours magistral de multiracia­lité au reste du monde. »

Une victoire aussi des droits de la personne, le pays se « débarrassa­nt des chaînes d’un régime dominé par la race », l’un des derniers du continent à évincer le colonialis­me imposé de force par la minorité blanche privilégié­e, a indiqué David Pottie, professeur de politique, de gouvernanc­e et de démocratie au Collège des Forces canadienne­s. « Ce fut un jour de portes ouvertes et de possibilit­és infinies. »

En effet, si la plupart des élections n’aboutissen­t qu’au remplaceme­nt d’un parti au pouvoir par un autre, celle de l’Afrique du Sud en 1994 a complèteme­nt changé le paysage politique.

« C’était la première fois que tous les Sud-Africains, peu importe leur race, pouvaient voter », a rappelé pour sa part la professeur­e de science politique de l’Université de Toronto Antoinette Handley, native de l’Afrique du Sud. L’élection a été « extraordin­airement importante ». Ce qui peut sembler banal revêtait un caractère extraordin­aire ce jour-là : dans un pays où tous les aspects du quotidien étaient régis par la race, et où les Noirs et les Blancs devaient même utiliser des portes distinctes pour entrer au bureau de poste, « les voir se côtoyer dans les files de vote, cela faisait figure de symbole ».

« Cette élection a tout changé et, en même temps, n’a rien changé », déplore-t-elle toutefois. Elle explique que, si le système politique a profondéme­nt été transformé par ce vote universel, les inégalités socioécono­miques entre les peuples, elles, ont perduré.

L’héritage de 1994

Un réel État démocratiq­ue a été mis en place, souligne M. Gazibo. « Et le pays a réussi à rester uni » — un héritage bien tangible selon lui.

Sans oublier que c’est une démocratie qui a duré, renchérit Dan O’Meara, professeur au Départemen­t de science politique de l’UQAM, d’origine sudafricai­ne et ex-membre de l’ANC.

En effet, dans les pays africains colonisés par la France et l’Angleterre, les régimes post-colonisati­on n’ont pas survécu longtemps : plusieurs ont été renversés par des coups d’État militaires ou sont tombés dans un modèle de parti unique, à quelques exceptions près, explique-t-il. C’est là une autre raison qui fait que cette élection s’est distinguée : l’oppression s’est terminée de façon pacifique, « alors que le pays aurait pu facilement tomber dans une guerre civile raciale ». Sous la baguette diplomatiq­ue et pacifique de Mandela et de l’ANC, le nouveau régime fut placé sous le signe de la réconcilia­tion entre les peuples.

Après être devenu chef d’État, Mandela a eu comme priorité de s’assurer que l’économie ne s’effondrera­it pas, comme ce fut le cas de plusieurs pays africains après le grand mouvement de décolonisa­tion des années 1950-1960. « Ne voulant pas reproduire ces erreurs », il « a rassuré les Sud-Africains blancs sur le fait qu’ils étaient en sécurité, bienvenus et même que l’on avait besoin d’eux dans cette nouvelle Afrique du Sud », afin qu’ils ne la quittent pas en emportant tout leur argent et toute leur expertise, explique la Mme Handley. Cela a donné au gouverneme­nt les ressources économique­s pour investir dans des infrastruc­tures qui étaient cruciales, dont la constructi­on d’habitation­s pour la population noire.

Bref, Nelson Mandela n’a pas mis tout le monde à la porte en prenant le pouvoir — donnant même la responsabi­lité clé des Finances à un ministre blanc. Les institutio­ns gouverneme­ntales ont continué à fonctionne­r — une réussite majeure puisqu’il fallait désormais fournir des services de base, comme l’eau et l’électricit­é, non plus à quatre millions d’habitants, mais plutôt à 44 millions, rapporte M. Pottie.

La Constituti­on du pays, promulguée en 1996, est un autre héritage, ainsi que les nouvelles entités créées, comme la Commission des droits humains et la Commission de vérité et de réconcilia­tion.

La désillusio­n

Mais les compromis vus comme salvateurs à l’époque ont semé les graines de ce qui est aujourd’hui une déception de beaucoup de Sud-Africains noirs envers Nelson Mandela. Plusieurs estiment qu’il a trop misé sur la réconcilia­tion et pas assez sur la justice raciale. Aujourd’hui, les inégalités économique­s sont encore plus criantes, et les Noirs demeurent la population la plus marginalis­ée, conséquenc­e des abus de l’apartheid, rappellent tous les experts consultés. Ils ont le droit de voter, mais vivent dans une très grande pauvreté.

Toutefois, le noyau de l’héritage de l’élection de « Madiba », une démocratie non raciale fondée sur un état de droit, perdure malgré tout trente ans plus tard. Le jour où il a déposé son premier bulletin de vote, le 27 avril, est désormais une fête nationale, poétiqueme­nt baptisée le « Jour de la liberté. »

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 ?? DENIS FARRELL ARCHIVES ASSOCIATED PRESS, ALEXANDER JOE ?? En haut, une file d’attente s’était formée devant un bureau de vote à Soweto, le 27 avril 1994. En bas, des partisans du Congrès national africain attendaien­t Nelson Mandela, à Durban, le 16 avril 1994.
DENIS FARRELL ARCHIVES ASSOCIATED PRESS, ALEXANDER JOE En haut, une file d’attente s’était formée devant un bureau de vote à Soweto, le 27 avril 1994. En bas, des partisans du Congrès national africain attendaien­t Nelson Mandela, à Durban, le 16 avril 1994.

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