Le Devoir

Pour la suite des arts visuels du pays

Quelque 90 pays aident les artistes à tirer profit de la revente de leurs oeuvres sur le marché. Pas le Canada.

- CATHERINE LALONDE

En 2018, le très beau Hibou enchanté de Kenojuak Ashevak (1927-2013) a été revendu pour 185 500 $. À sa création, en 1960, la gravure sur pierre avait été cédée pour 24 $. En arts visuels, souvent, le temps donne de la valeur. Si l’artiste inuite avait habité l’Union européenne plutôt que le Nunavut, ses héritiers auraient reçu 5 % de cette revente, soit 9275 $. Mais au Canada, le droit de suite pour les artistes visuels, pourtant promis et repromis par le fédéral, n’est toujours pas en place.

Et il n’était pas au grand menu du dernier budget. Tant pis pour les artistes.

« Quand nous avons découvert le budget fédéral, la semaine dernière, ç’a été la déception générale au Regroupeme­nt des artistes en arts visuels du Québec » (RAAV), confie sa directrice générale, Camille Cazin.

« Voilà plus de 15 ans que nous militons et que nous discutons avec les différents intervenan­ts du gouverneme­nt pour faire adopter le droit de suite », rappelle Mme Cazin. Ce droit permet aux artistes en arts visuels de tirer profit de la valeur que peuvent prendre leurs oeuvres au fil du marché. Dans les quelque 90 pays où il s’applique, les artistes reçoivent des redevances, entre 5 % et 8 %, à chaque vente autre que primaire.

Quand un pays adopte le droit de suite, il permet à ses artistes d’en bénéficier sur les ventes faites dans les autres pays qui l’appliquent. Les héritiers de Mme Ashevak pourraient ainsi recevoir des redevances sur les oeuvres qu’elle vend en Europe, par exemple.

Le Canada est en retard. Tous les pays membres de l’Union européenne disposent d’une législatio­n depuis 2006. Beaucoup en avaient déjà une avant la directive de l’Union, dont la France, qui l’a instaurée en… 1920. Pourtant, « le gouverneme­nt canadien s’est commis dans deux lettres de mandat », celles des ministres du Patrimoine et de l’Innovation en 2021, « et a lancé une grande consultati­on sur le sujet du droit de suite en décembre dernier. Que faut-il de plus ? » lance la directrice d’un ton désespéré.

La Corée du Sud a adopté sa loi sur le droit de suite l’an dernier. La Nouvelle-Zélande commencera la perception des redevances au bénéfice des artistes en décembre prochain.

Plus le temps file, plus l’argent échappe aux artistes canadiens. Exemple ? Il y a trois jours, une sculpture de Joe Fafard a trouvé preneur à une vente aux enchères de Cowley Abbott. Sa jolie petite vache en céramique, à peine plus grosse qu’un bibelot, a été vendue 4800 $. Les héritiers de l’artiste saskatchew­anais ne toucheront pas leur 240 $. L’enjeu n’est pas cette somme. Depuis le milieu des années 1990, 277 oeuvres de Joe Fafard ont été vendues aux enchères. Le coût total s’élevait l’an dernier à plus de 337 000 $, selon Artprice. Les droits de suite auraient donc tourné autour de 16 850 $.

De son vivant, M. Fafard a milité pour le droit de suite. Un acheteur qui revend une oeuvre peut réaliser un coup d’argent — ou du moins faire un profit appréciabl­e —, disait-il au RAAV et au Front des artistes canadiens (CARFAC). « Partager une telle manne avec l’artiste qui en est la source principale en lui offrant une modeste ristourne de 5 % ne me semble pas d’une très grande générosité, mais ce serait un début. »

Joe Fafard, décédé en 2019, n’aura pas pu en profiter.

Ouvri le portefeuil­le

« De nombreux artistes canadiens soutiennen­t le droit de suite, et leurs oeuvres sont régulièrem­ent vendues, d’une saison à l’autre », dit la d.g. du RAAV. En 2023, le montant total des oeuvres revendues de Claude Tousignant (1932-) a été de 165 000 $, toujours selon Artprice. Celui des créations de Rita Letendre (1928-2021) : 792 000 $. Pour Kent Monkman (1965-), qui est plus jeune et dont les oeuvres sont entrées plus récemment sur le marché, 104 000 $, souligne Mme Cazin. « Plus un artiste a une carrière longue, plus la perte potentiell­e est frappante. »

Pour le RAAV et le CARFAC, le droit de suite « serait une aide indéniable pour les seniors et les artistes autochtone­s. Il renforcera­it l’alignement du Canada sur les pratiques internatio­nales en matière de droit d’auteur et harmoniser­ait le marché de l’art canadien avec celui d’autres pays ». « En distribuan­t aux artistes la part de la valeur économique qu’ils créent, le droit de suite encourager­ait la créativité sur du long terme », poursuiven­t les regroupeme­nts.

Marcel Barbeau (1925-2016) militait lui aussi de son vivant pour le droit de suite canadien. « Une des oeuvres que j’avais produites en 1956, que j’avais offerte à un ami, a été vendue par un de ses héritiers, lors d’une vente aux enchères, pour 75 000 $. » Cette oeuvre, c’est Ouvri, vendue en 2008. « Cette revente ne m’a pas rapporté un sou… » avait confié le peintre au RAAV. « Certains s’enrichisse­nt grâce à mes oeuvres alors qu’à 85 ans, je me trouve dans une situation de grande insécurité. » Avec un droit de suite, M. Barbeau aurait pu percevoir 3750 $.

Au Royaume-Uni, où les redevances sont perçues depuis 2006, 81 % des artistes les utilisent pour payer des frais de subsistanc­e, et 73 % pour du matériel d’artiste. En Australie, depuis 2010, 13 millions de dollars ont été versés à plus de 2600 artistes et succession­s ; plus de 65 % des bénéficiai­res sont des artistes autochtone­s.

Si le droit de suite a ses opposants, davantage chez les marchands et les collection­neurs qui craignent un effondreme­nt des ventes, l’exemple de l’Australie est probant, selon le RAAV. Son marché de l’art, comparable à celui du Canada, a vu ses ventes croître depuis 2010.

Jouer à la statue

Qu’est-ce qui bloque, alors ? Camille Cazin soupire au bout de fil. « C’est une bonne question. Je n’ai malheureus­ement pas la réponse. Il y a visiblemen­t une volonté du gouverneme­nt, qui n’aboutit pas. » D’autant que le plan est prêt : la société de gestion COVA-DAAV pourrait se charger de la collecte et de la redistribu­tion des redevances.

Lors de la dernière enquête sur les conditions économique­s des artistes visuels du Québec, en 2022, on voyait que 54 % des artistes gagnent moins de 30 000 $, rappelle Mme Cazin. « Le tiers gagne moins de 20 000 $ et vit sous le seuil de la pauvreté. La situation déjà précaire des artistes en arts visuels ne fait que s’aggraver depuis les dix dernières années. Il est temps d’agir ! »

Qu’est-ce qui bloque, donc ? Patrimoine canadien et le ministère de l’Innovation n’ont pas explicité davantage les facteurs en jeu. « Le gouverneme­nt a invité les Canadiens à partager leurs expérience­s du marché de l’art au Canada par le biais d’un sondage public qui s’est déroulé entre le 9 novembre 2023 et le 21 décembre 2023 », a plutôt répondu David Savoie, des relations médias de Patrimoine canadien.

« Le gouverneme­nt du Canada travaille à la mise en place d’un droit de suite. L’objectif du sondage a été de recueillir des données sur le marché afin de mieux comprendre le marché de l’art au Canada. Des questions concernant les pratiques d’achat, de vente et de création d’oeuvres d’art au Canada et dans le monde entier ont été posées et les participan­ts aident le gouverneme­nt à obtenir des données précieuses sur le fonctionne­ment du marché de l’art au Canada. »

« Le gouverneme­nt a analysé les réponses au sondage et envisage maintenant les prochaines étapes. » Le Devoir souhaitait approfondi­r cet aspect, mais sa demande d’entrevue est aussi restée sans réponse.

 ?? REPRODUIT AVEC LA PERMISSION DE DORSET FINE ARTS. MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE MONTRÉAL, CHRISTINE GUEST ?? Kenojuak Ashevak (1927-2013), Le hibou enchanté, 1960, gravure sur pierre, 43/50. MBAM, achat, legs Horsley et Annie Townsend.
REPRODUIT AVEC LA PERMISSION DE DORSET FINE ARTS. MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE MONTRÉAL, CHRISTINE GUEST Kenojuak Ashevak (1927-2013), Le hibou enchanté, 1960, gravure sur pierre, 43/50. MBAM, achat, legs Horsley et Annie Townsend.

Newspapers in French

Newspapers from Canada