Ce que le pourboire nous dit sur les inégalités
Mai, c’est le moment où les terrasses s’éveillent, où plusieurs se remettent à fréquenter les cafés de quartier, les boutiques locales. Les familles, les citoyens et les touristes vagabondent de nouveau vers les marchés du coin.
Il y a trois ans, à cette même période de l’année, j’ai obtenu mon premier poste en tant que vendeuse dans une boulangerie de Villeray. C’était un domaine qui m’était alors inconnu. À cette époque, le terminal de paiement ne proposait pas l’option de pourboire. Nous disposions simplement de pots déposés près des caisses. Chaque membre du personnel conservait pour lui-même le pourboire qu’il avait reçu de son client.
À la fin de nos quarts de travail, nous vidions nos poches de tablier afin de quantifier le pécule que nous avions réussi à accumuler. Signe que les temps évoluent lentement, les jeunes hommes empochaient de 7 $ à 14 $ par jour ; les jeunes femmes, de 4 $ à 6 $ en moyenne. Pour ma part, il y a des jours où je ne comptais qu’une pièce de 25 sous. Je luttais contre l’idée que la somme récoltée était liée au genre. Cependant, je souhaite mettre en lumière ici un problème plus profond que la simple disparité de pourboires entre des employés d’une boulangerie. Cette disparité est plutôt une manifestation des stéréotypes de genre et une perpétuation des inégalités entre les sexes.
À la boulangerie, les hommes reçoivent davantage de pourboires, car les clients sont surpris et impressionnés par la serviabilité et la sociabilité d’un jeune homme lors de leurs interactions. Or, ces qualités sont tenues pour acquises lorsque des femmes « servent » les clients. Les femmes doivent être courtoises et polies, avec un bon sens du contact client. Elles n’ont donc pas à être récompensées pour leur service, car il « va de soi ».
Lorsqu’un homme manifeste la même qualité de service, il doit être encouragé pour son attitude. Ainsi, les gestes qui brillent chez les hommes ne sont qu’attentes quotidiennes chez les femmes, créant ainsi des récompenses financières inégales. À mon sens, chaque fois qu’un homme reçoit des pourboires plus élevés qu’une femme, les stéréotypes sont perpétués, avec les avantages qui y sont associés.
De la même manière, vous ne serez pas surpris d’apprendre que les jeunes femmes issues de minorités visibles reçoivent moins de pourboires que leurs collègues françaises ou québécoises dites de souche. De nouveau, les écarts se creusent. Cela met en perspective la valeur attribuée à chaque individu dans notre société. Face à ces disparités, l’angoisse m’étreint. En tant que jeune femme universitaire d’origine asiatique, je redoute l’avenir qui m’attend sur le marché du travail.
L’année suivante, l’introduction du pourboire sur les terminaux de paiement a marqué un changement important pour nous, puisque la plupart des gens utilisent désormais principalement les moyens de paiement électroniques. Cette innovation offre à la clientèle la possibilité de laisser ou non un pourboire directement depuis le terminal.
Le sujet du pourboire fait actuellement l’objet de plusieurs débats. Mon propos n’est pas de discuter de la pertinence du pourboire. Je comprends que plusieurs clients sont mécontents de l’option de pourboire sur les terminaux. Cependant, je veux juste rappeler que donner ou non du pourboire est un choix, et non une obligation.
Bien que l’introduction de l’option de pourboire sur les terminaux de paiement ait conduit à une augmentation générale de leur montant, les mêmes problèmes persistent depuis mon premier été à la boulangerie : les jeunes hommes reçoivent un pourcentage plus élevé de pourboires que les jeunes femmes pour un service de qualité équivalente. Bien que cela puisse sembler anodin, cette disparité s’accumule au fil des semaines, des mois et des années et a une incidence importante.
À la lueur des terrasses éveillées, des sorties dans des bars et des marches vers les boutiques de quartier, je repense à mes débuts à cette boulangerie de Villeray, ignorant alors totalement ce qui m’attendait. Chaque soir, l’habitude de vider nos tabliers devenait une expérience teintée à la fois d’espoir et de déception.
Sensibiliser, provoquer un changement. C’est ce que je souhaite. Je prends ma plume à l’intention de mes collègues qui, tout comme moi, travaillent au salaire minimum. J’aimerais croire en un avenir où le service ne connaîtra pas de genre, où la valeur de chacun et chacune sera définie non pas par son sexe et ses origines, mais par son mérite, son travail et son humanité.