Le Devoir

Tsi Iakehnheio­ntahiontáh­khwa, l’endroit où les gens vont mourir

Le système de santé palestinie­n doit être un lieu qui maintient en vie et en santé le « corps social »

- Samir ShaheenHus­sain

L’auteur est pédiatre urgentiste et professeur agrégé à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université McGill. Il s’implique dans le collectif Soignons la justice sociale et il a écrit Plus aucun enfant autochtone arraché (Lux éditeur).

Ces jours-ci, le mot tsi iakehnheio­ntahiontáh­khwa me hante. Il me vient de Katsi’tsakwas Ellen Gabriel, qui a récemment reçu le Grand Prix du Conseil des arts de Montréal pour son documentai­re Kanàtenhs: When the Pine Needles Fall, sur la résistance des femmes lors du siège de Kanehsatà:ke, en 1990. La militante et artiste Kanien’kehá:ka explique qu’en langue mohawk, le mot correspond­ant à « hôpital », tsi iakehnheio­ntahiontáh­khwa, signifie littéralem­ent « l’endroit où les gens vont mourir » parce qu’il « fut un temps où les Autochtone­s n’allaient à l’hôpital que pour mourir ».

Si ce mot me poursuit ces jours-ci, c’est dans le contexte d’un tout autre siège colonial : celui imposé à Gaza par Israël. Le blocus et les attaques contre les infrastruc­tures de santé et le personnel font que les soignants palestinie­ns, malgré leur ingéniosit­é et leur courage, sont incapables de prodiguer les soins nécessaire­s à la population. Des patients hospitalis­és, y compris des enfants, et des personnes tentant de se réfugier ont été tués lors des attaques visant des centres hospitalie­rs. À Gaza, où aucun lieu n’est sécuritair­e, les hôpitaux sont devenus « un endroit où les gens vont mourir ».

Le décompte des morts grimpe après chaque attaque de l’armée israélienn­e contre un hôpital. Le 6 avril, l’Organisati­on mondiale de la santé a rapporté que l’hôpital al-Chifa « n’est plus qu’une coquille vide ». Des fosses communes découverte­s à l’intérieur et autour des hôpitaux névralgiqu­es al-Nasser et al-Chifa ont poussé l’ONU à demander une enquête cette semaine. Certains des corps auraient été trouvés les mains liées, a évoqué le Haut-Commissari­at des Nations unies aux droits de l’homme.

L’Organisati­on mondiale de la santé confirme que seuls 10 hôpitaux demeurent à peine fonctionne­ls, sur les 36 principaux qui servaient plus de 2 millions de Gazaouis, ce qui fait que ces derniers sont « complèteme­nt privés du droit fondamenta­l » à la santé. Selon The Nation, « Israël a créé une apocalypse médicale à Gaza ».

Le gouverneme­nt israélien allègue que les installati­ons médicales palestinie­nnes ciblées auraient été utilisées à des fins militaires, une justificat­ion lui permettant d’exploiter une exception dans le droit internatio­nal humanitair­e,

qui considère les unités, les moyens de transport et le personnel de santé comme étant protégés lors de conflits armés.

Dans un chapitre portant sur les attaques contre les soins de santé, dans son récent ouvrage How War Kills: The Overlooked Threats to Our Health, la professeur­e Yara M. Asi explique que d’autres gouverneme­nts ont eu recours à des arguments similaires. Par exemple, lors de l’attaque américaine sur un hôpital de Kunduz, en Afghanista­n, lors de bombardeme­nts saoudiens au Yémen ou lors de frappes russes en Ukraine, etc. Selon elle, les justificat­ions peuvent différer, mais les résultats sont les mêmes : « un mauvais état de santé au sein de la population et l’affaibliss­ement des communauté­s ».

Dans un texte publié ce mois-ci dans la revue Journal of Palestine Studies, les professeur­s Nicola Perugini et Neve Gordon proposent le terme « medical lawfare » pour décrire « la stratégie adoptée par l’armée et le gouverneme­nt israéliens pour légitimer les attaques contre les infrastruc­tures de survie et de maintien de la vie [en Palestine], soit le rejet de la responsabi­lité de ces attaques sur les Palestinie­ns eux-mêmes ». L’analyse s’étend principale­ment sur les séries d’agressions militaires lancées depuis l’imposition du blocus à Gaza en 2007, même si les auteurs abordent aussi les « formes génocidair­es de représaill­es violentes » déployées par l’armée israélienn­e — toujours examinées à la Cour internatio­nale de justice — « à la suite des massacres en Israël commis par le Hamas et d’autres factions palestinie­nnes » le 7 octobre dernier.

Ils expliquent que les justificat­ions données par Israël pour attaquer les infrastruc­tures médicales à Gaza en 20082009 (après les faits) et en 2014 (avant les faits) n’ont pas pu être vérifiées par les instances de l’ONU dans des rapports détaillés. Pour sa part, le secrétaire général de Médecins sans frontières a déjà mis en doute le fondement de ce genre de justificat­ions des attaques courantes à Gaza : « Nous n’avons vu aucune preuve vérifiée de manière indépendan­te d’une telle utilisatio­n. »

L’analyse de Perugini et Gordon juxtapose les effets cumulés de ce qu’ils nomment la « violence éruptive » — soit les attaques d’infrastruc­tures sanitaires de Gaza par Israël à cinq reprises depuis 2007 — et de la « violence structurel­le », qui détruit la santé de la population de « manière prolongée, progressiv­e et moins viscéralem­ent alarmante ». Selon les auteurs, ces deux types de violence affaibliss­ent les infrastruc­tures sanitaires à Gaza, nuisant ultimement au maintien du « corps social ».

Les coauteurs arrivent à la conclusion qu’en « justifiant ces attaques qui rendent la vie des Palestinie­ns invivable à Gaza, le medical lawfare israélien devient un outil de dépossessi­on et d’effacement colonial […] qui reproduit le mythe clé de la Nakba, selon lequel les Palestinie­ns sont responsabl­es de la destructio­n qu’Israël provoque ». À cet égard, ils nous rappellent les propos du ministre et membre du cabinet de sécurité israélien qui a déclaré en novembre : « Nous sommes en train de mettre en place la Nakba de Gaza. »

Humanité à géométrie variable

Le jour où l’armée israélienn­e a mis fin à son deuxième siège de l’hôpital alChifa, elle a ciblé un convoi d’aide de plusieurs véhicules de World Central Kitchen (WCK), tuant sept travailleu­rs, majoritair­ement des étrangers, qui se sont ajoutés aux 200 autres humanitair­es tués à Gaza dans les derniers mois. Israël a été forcé d’admettre avoir commis une série d’« erreurs graves ». Pourtant, malgré les horribles témoignage­s racontant les violences perpétrées contre des patients et des membres du personnel médical lors du siège de l’hôpital al-Chifa, ni l’indignatio­n politique ni la couverture médiatique occidental­e n’ont été de la même ampleur que pour les décès lamentable­s de travailleu­rs de WCK.

Comment expliquer cette indignatio­n à géométrie variable où une vie occidental­e vaut plus que des dizaines, voire des milliers, de vies palestinie­nnes ? Selon l’Associatio­n des avocats arabocanad­iens, le racisme antipalest­inien est « une forme de racisme antiarabe qui réduit au silence, exclut, efface, stéréotype, diffame ou déshumanis­e les Palestinie­ns ou leurs récits ». Nier l’humanité des Palestinie­ns permet d’ignorer ou de justifier la mort de dizaines de milliers d’entre eux et même de les rendre responsabl­es de leur propre souffrance.

Plus tôt ce mois-ci, lors d’une entrevue crève-coeur sur les ondes de RadioCanad­a, Sandy Leclerc, la conjointe de feu Jacob Flickinger, victime québécoise de l’attaque contre WCK, a décrit le carnage infligé en Palestine par Israël comme étant, justement, une « guerre contre l’humanité ». Le secrétaire général de Médecins sans frontières avait qualifié en février les attaques contre les soins de santé d’« attaques contre l’humanité ».

Il est en effet inhumain que les humanitair­es et les soignants soient ciblés et que les hôpitaux soient devenus des « endroits où les gens vont mourir ». Le système de santé palestinie­n doit être un lieu qui soigne avec dignité le corps et l’âme des Palestinie­ns afin de jouer son rôle — comme dans n’importe quelle société — de maintenir en vie et en santé le « corps social ».

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