Mon nom est personne
De l’usage du nom « personne », qui se généralise dans notre novlangue contemporaine
L’auteur est professeur de littérature à Montréal, collaborateur de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber) et Pourquoi nos enfants sortent-ils de l’école ignorants ? (Boréal).
Il ne sera question ici ni du célèbre western spaghetti des années 1970 ni de la facétieuse réponse que fait Ulysse au cyclope auquel lui et ses compagnons viennent d’échapper et qui veut savoir le nom de celui qui l’a éborgné. On traitera plutôt de l’usage du nom « personne » qui se généralise depuis quelque temps dans cette novlangue contemporaine qui se prétend inclusive : « personne étudiante », « personne enseignante », « personne salariée », etc.
Il y a quelques mois à peine, écrire inclusivement consistait à rendre les femmes « visibles » dans une langue qui prétendument les « invisibilisait », en usant, et souvent en abusant, des doublets complets ou tronqués et des points médians. Quelques mois plus tard, la même inclusivité exige désormais que s’effacent les femmes et les doublets afin de ne pas porter ombrage à ceux qui se considèrent comme non binaires.
L’écriture dite inclusive se révèle ainsi pour ce qu’elle est : une opération sans fin de déconstruction de la langue qui n’a pas grand-chose à voir avec le féminisme, en même temps qu’un fantasme illusoire qui, tel l’ouroboros de la mythologie, se mord luimême la queue.
En effet, on disposait déjà d’un neutre en français, à savoir le masculin générique, qui permettait de désigner des groupes mixtes et pouvait tout aussi bien servir à désigner des individus non binaires. On a voulu l’éliminer en systématisant la mention du genre dans des énoncés rendus ainsi binaires (« les étudiantes et les étudiants »). Puis on ressent de nouveau le besoin d’une formulation neutre pour répondre aux demandes de ceux qui ne se sentent représentés par aucun des deux genres. D’où ce nouveau neutre : « personne », qui s’impose au nom de l’inclusivité.
Un (faux) neutre
Or, ces nouvelles formulations constituent un (faux) neutre qui ne fonctionne pas ; un exemple suffit à le montrer. Imaginons que l’on décrive le personnel de nos établissements de santé et les gens qui les fréquentent. On devra, pour paraître inclusif, parler de « personnes infirmières », de « personnes techniciennes en radiologie », de « personnes préposées aux bénéficiaires », etc., au prix du caractère répétitif et inesthétique de tous nos énoncés. Mais comment nommera-t-on les médecins et leurs patients ? Des « personnes patientes » (ce qui, du reste, apparaîtrait parfaitement justifié pour toutes celles qui fréquentent les urgences) et des « personnes… médecines » ?
Amusez-vous à abuser ainsi du terme « personne » et vous vous rendrez vite compte, même si vous êtes un partisan résolu de l’écriture inclusive, que ça ne marche tout simplement pas. C’est ce qui porte à croire que cette épidémie de « personnes » ne durera pas et n’est qu’un colifichet langagier, la manière qu’ont trouvée les administrateurs de certaines organisations pour lancer à tout va des « signalements vertueux » dont la fonction est principalement publicitaire
L’écriture dite inclusive se révèle pour ce qu’elle est : une opération sans fin de déconstruction de la langue qui n’a pas grandchose à voir avec le féminisme, en même temps qu’un fantasme illusoire qui, tel l’ouroboros de la mythologie, se mord lui-même la queue.
et fréquemment non dénuée d’arrièrepensées clientélistes. Mais en attendant, c’est évidemment la langue commune qui écope.
Si ces nouveautés lexicales ne fonctionnent pas, c’est qu’elles sont calquées sur l’anglais, langue dans laquelle on construit fréquemment des noms nouveaux à partir de deux noms déjà existants : chairman, boyfriend, bedroom, etc. C’est un procédé qui est typique des langues germaniques et qui a permis d’inventer le néologisme inclusif chairperson. Un tel procédé existe également en français, mais il est relativement rare : chou-fleur, sapeur-pompier, poisson-chat, etc. C’est cette différence morphologique entre les deux langues qui explique que ces nouvelles appellations sonnent étrangement à l’oreille d’un francophone.
Ainsi, « personne médecine » est immédiatement perçu comme non conforme en français, parce qu’on s’attendrait à voir un adjectif y suivre le nom. C’est aussi pour cette raison que « personne infirmière » ou « personne étudiante » paraissent, au premier abord, moins choquants puisque « infirmier » et « étudiant » peuvent être des adjectifs.
La différence entre ces deux cas est toutefois trompeuse ; les adjectifs « infirmier » et « étudiant » signifient en effet : « relatif aux infirmiers et aux soins dispensés par eux » et « relatif aux étudiants ». Il est donc conforme à leur sens de parler de « soins infirmiers » ou de « syndicat étudiant », mais il ne l’est pas d’inventer des expressions telles que « personne infirmière » ou « personne étudiante ». La même raison explique pourquoi « personne patiente » et « personne pompière » ne sont pas non plus acceptables, les adjectifs « patient » et « pompier » n’ayant pas le sens des noms auxquels ils semblent correspondre.
Bref, cette novlangue inclusive a surtout pour effet de déposséder les francophones de leur langue, de leur en faire perdre la logique profonde. Nous voici devenus des « personnes » — à moins qu’il ne faille dire dorénavant des persons, ou peut-être des nobody —, au sens étymologique du terme (persona, c’est le masque de l’acteur antique à travers lequel passe le son) : nous croyons parler français, mais ce sont les tournures d’une autre langue qui sortent de nos bouches.
Ce français inclusif, c’est donc un peu comme un western spaghetti qui n’a de franco-italien que son scénariste et ses producteurs, tandis qu’il est filmé en anglais, avec des acteurs principalement américains et qu’il reprend, en les outrant jusqu’à la caricature, tous les codes du western made in USA. Au film de Sergio Leone, on peut préférer L’Odyssée : Ulysse finit, lui, par avouer fièrement sa véritable identité au cyclope, quitte à devoir assumer les conséquences qu’implique cette révélation de la vérité.