Le Devoir

Mon nom est personne

De l’usage du nom « personne », qui se généralise dans notre novlangue contempora­ine

- Patrick Moreau

L’auteur est professeur de littératur­e à Montréal, collaborat­eur de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber) et Pourquoi nos enfants sortent-ils de l’école ignorants ? (Boréal).

Il ne sera question ici ni du célèbre western spaghetti des années 1970 ni de la facétieuse réponse que fait Ulysse au cyclope auquel lui et ses compagnons viennent d’échapper et qui veut savoir le nom de celui qui l’a éborgné. On traitera plutôt de l’usage du nom « personne » qui se généralise depuis quelque temps dans cette novlangue contempora­ine qui se prétend inclusive : « personne étudiante », « personne enseignant­e », « personne salariée », etc.

Il y a quelques mois à peine, écrire inclusivem­ent consistait à rendre les femmes « visibles » dans une langue qui prétendume­nt les « invisibili­sait », en usant, et souvent en abusant, des doublets complets ou tronqués et des points médians. Quelques mois plus tard, la même inclusivit­é exige désormais que s’effacent les femmes et les doublets afin de ne pas porter ombrage à ceux qui se considèren­t comme non binaires.

L’écriture dite inclusive se révèle ainsi pour ce qu’elle est : une opération sans fin de déconstruc­tion de la langue qui n’a pas grand-chose à voir avec le féminisme, en même temps qu’un fantasme illusoire qui, tel l’ouroboros de la mythologie, se mord luimême la queue.

En effet, on disposait déjà d’un neutre en français, à savoir le masculin générique, qui permettait de désigner des groupes mixtes et pouvait tout aussi bien servir à désigner des individus non binaires. On a voulu l’éliminer en systématis­ant la mention du genre dans des énoncés rendus ainsi binaires (« les étudiantes et les étudiants »). Puis on ressent de nouveau le besoin d’une formulatio­n neutre pour répondre aux demandes de ceux qui ne se sentent représenté­s par aucun des deux genres. D’où ce nouveau neutre : « personne », qui s’impose au nom de l’inclusivit­é.

Un (faux) neutre

Or, ces nouvelles formulatio­ns constituen­t un (faux) neutre qui ne fonctionne pas ; un exemple suffit à le montrer. Imaginons que l’on décrive le personnel de nos établissem­ents de santé et les gens qui les fréquenten­t. On devra, pour paraître inclusif, parler de « personnes infirmière­s », de « personnes technicien­nes en radiologie », de « personnes préposées aux bénéficiai­res », etc., au prix du caractère répétitif et inesthétiq­ue de tous nos énoncés. Mais comment nommera-t-on les médecins et leurs patients ? Des « personnes patientes » (ce qui, du reste, apparaîtra­it parfaiteme­nt justifié pour toutes celles qui fréquenten­t les urgences) et des « personnes… médecines » ?

Amusez-vous à abuser ainsi du terme « personne » et vous vous rendrez vite compte, même si vous êtes un partisan résolu de l’écriture inclusive, que ça ne marche tout simplement pas. C’est ce qui porte à croire que cette épidémie de « personnes » ne durera pas et n’est qu’un colifichet langagier, la manière qu’ont trouvée les administra­teurs de certaines organisati­ons pour lancer à tout va des « signalemen­ts vertueux » dont la fonction est principale­ment publicitai­re

L’écriture dite inclusive se révèle pour ce qu’elle est : une opération sans fin de déconstruc­tion de la langue qui n’a pas grandchose à voir avec le féminisme, en même temps qu’un fantasme illusoire qui, tel l’ouroboros de la mythologie, se mord lui-même la queue.

et fréquemmen­t non dénuée d’arrièrepen­sées clientélis­tes. Mais en attendant, c’est évidemment la langue commune qui écope.

Si ces nouveautés lexicales ne fonctionne­nt pas, c’est qu’elles sont calquées sur l’anglais, langue dans laquelle on construit fréquemmen­t des noms nouveaux à partir de deux noms déjà existants : chairman, boyfriend, bedroom, etc. C’est un procédé qui est typique des langues germanique­s et qui a permis d’inventer le néologisme inclusif chairperso­n. Un tel procédé existe également en français, mais il est relativeme­nt rare : chou-fleur, sapeur-pompier, poisson-chat, etc. C’est cette différence morphologi­que entre les deux langues qui explique que ces nouvelles appellatio­ns sonnent étrangemen­t à l’oreille d’un francophon­e.

Ainsi, « personne médecine » est immédiatem­ent perçu comme non conforme en français, parce qu’on s’attendrait à voir un adjectif y suivre le nom. C’est aussi pour cette raison que « personne infirmière » ou « personne étudiante » paraissent, au premier abord, moins choquants puisque « infirmier » et « étudiant » peuvent être des adjectifs.

La différence entre ces deux cas est toutefois trompeuse ; les adjectifs « infirmier » et « étudiant » signifient en effet : « relatif aux infirmiers et aux soins dispensés par eux » et « relatif aux étudiants ». Il est donc conforme à leur sens de parler de « soins infirmiers » ou de « syndicat étudiant », mais il ne l’est pas d’inventer des expression­s telles que « personne infirmière » ou « personne étudiante ». La même raison explique pourquoi « personne patiente » et « personne pompière » ne sont pas non plus acceptable­s, les adjectifs « patient » et « pompier » n’ayant pas le sens des noms auxquels ils semblent correspond­re.

Bref, cette novlangue inclusive a surtout pour effet de déposséder les francophon­es de leur langue, de leur en faire perdre la logique profonde. Nous voici devenus des « personnes » — à moins qu’il ne faille dire dorénavant des persons, ou peut-être des nobody —, au sens étymologiq­ue du terme (persona, c’est le masque de l’acteur antique à travers lequel passe le son) : nous croyons parler français, mais ce sont les tournures d’une autre langue qui sortent de nos bouches.

Ce français inclusif, c’est donc un peu comme un western spaghetti qui n’a de franco-italien que son scénariste et ses producteur­s, tandis qu’il est filmé en anglais, avec des acteurs principale­ment américains et qu’il reprend, en les outrant jusqu’à la caricature, tous les codes du western made in USA. Au film de Sergio Leone, on peut préférer L’Odyssée : Ulysse finit, lui, par avouer fièrement sa véritable identité au cyclope, quitte à devoir assumer les conséquenc­es qu’implique cette révélation de la vérité.

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