Le Devoir

Reines de choeur

Bénédicte Décary, dirigée par Lorraine Pintal, campe Lysis, une scientifiq­ue qui ourdit une grève des naissances

- SOPHIE POULIOT COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

C’est bien en vain que l’on chercherai­t toges et temples dans le Lysis que signent Fanny Britt et Alexia Bürger, et qui, après deux annulation­s pour cause de pandémie, verra enfin le jour au théâtre du Nouveau Monde. Du Lysistrata d’Aristophan­e, la metteuse en scène Lorraine Pintal et l’interprète du rôle-titre, Bénédicte Décary, l’affirment, il ne reste plus qu’une vague inspiratio­n. La directrice sortante du TNM était loin de soupçonner, lorsqu’elle a approché l’autrice de Hurlevents — qui s’est adjoint les troisième et quatrième mains de celle des Hardings —, qu’on reconnaîtr­ait à peine le classique grec qu’elle lui avait confié le mandat de revisiter. « J’ai été estomaquée devant la liberté qu’elles ont prise », dit Lorraine Pintal. Non seulement l’action se déroule de nos jours, mais la grève de rapports charnels s’est muée en une grève de la natalité.

La scientifiq­ue Lysis travaille au sein d’une société pharmaceut­ique qui a engrangé des profits colossaux en vendant à ses clientes un médicament augmentant leur fertilité, mais pouvant leur causer des troubles de santé mentale, effet secondaire non déclaré par la compagnie. En dénonçant ce mercantili­sme misogyne, l’héroïne amorce un mouvement de contestati­on qui mènera les femmes qui l’entourent à militer contre l’oppression d’un genre par l’autre en refusant pour un certain temps de mettre au monde de nouveaux êtres humains.

« Lysis est un peu Némésis, note celle qui l’incarne, l’ange vengeur qui [apporte] la rétributio­n. C’est elle qui met le feu aux poudres. » Un personnage pour lequel la comédienne s’est notamment inspirée de celle qui la dirige. « Lorraine, elle l’a, cette drivelà, ce feu. » Cette dernière s’enthousias­me entre autres pour l’aspect haletant du récit, qui selon elle recèle une certaine dose de suspense. « Le premier synopsis était tellement passionnan­t, on aurait dit une minisérie », se remémore-t-elle, avant d’ajouter : « Chaque scène ne livre pas tous ses secrets, que l’on comprend à rebours. »

À pleine voix

Le caractère féministe de Lysistrata constitue l’un des attributs clés ayant interpellé l’âme dirigeante de l’institutio­n sise rue Sainte-Catherine. La nécessité d’une telle prise de parole lui a d’ailleurs été confirmée par les réactions véhémentes de jeunes masculinis­tes ayant suivi les représenta­tions de Projet Polytechni­que, au même théâtre l’automne dernier. Or, ce n’est pas la seule composante de ce texte l’ayant alléchée : « J’avais dit à Fanny et Alexia que j’avais envie d’une création québécoise qui correspond­e soit à la mission du TNM, soit à son architectu­re particuliè­re. »

La structure même du bâtiment, de l’avis de celle qui l’administre, permettrai­t aux pièces épiques, en particulie­r, d’y vibrer pleinement. « L’ampleur, le cadre de la scène, ses dimensions presque parfaites (30 x 30 pieds, avec une profondeur de 40 pieds), le rapport avec le public qui est placé en bonbonnièr­e… des théâtres comme ça, à Montréal, il n’y en a plus beaucoup. On sait que les classiques, les oeuvres de Shakespear­e ou les tragédies grecques y sont fabuleux. Mais pour ce qui est des créations québécoise­s, on se dit : est-ce qu’on va retrouver cette espèce d’osmose ? »

Elle estime qu’y sont parvenues certaines production­s, dont La divine illusion de Michel Marc Bouchard, Christine, la reine-garçon, du même auteur, ainsi que Cher Tchekhov de Michel Tremblay. « Quand on a la chance de disposer d’un tel espace, il est intéressan­t de s’attaquer à des oeuvres qui permettent de créer un lien avec le public, grâce à une dimension chorale par exemple. »

La présence de choeurs est, de fait, l’un des seuls éléments que Lorraine Pintal tenait à préserver de la pièce originale, écrite en 411 avant notre ère. Pour elle, cet ensemble de voix unies ne fait pas qu’assurer une certaine narration et commenter l’action, il est le représenta­nt du public sur scène lorsqu’il s’adresse aux personnage­s et, de là, il établit une relation avec lui. Tant Pintal que Décary louent en outre la faculté du choeur de rythmer le spectacle ainsi que la toutepuiss­ance qui émane de sa polyphonie. « Il y a quelque chose d’hiératique, d’un peu guerrier, de plus grand que nature », lance la comédienne.

Ce n’est pas la première fois que l’interprète de Lysis s’attaque à un rôle étoffé de revendicat­ions féministes. Pensons notamment à celui de Madeleine, la travailleu­se du sexe, qu’elle tenait dans Les fées ont soif en 2018, au théâtre du Rideau vert. « Il y a quelque chose en moi qui se sent capable de porter [ces] voix-là. » Quelque chose qui tient à la fois de la « force » et de la « conviction profonde ».

Participe aussi à lui donner de l’élan l’émulation qui, dit-elle, règne au sein de l’équipe de création, qui conjugue plusieurs génération­s. Un enthousias­me que partage la metteuse en scène : « Je suis une fervente défenseuse du choc génération­nel sur scène. Je trouve que c’est tellement fort de voir des acteurs de la trempe de Jacques L’Heureux, ou de Pier Paquette, avec la jeune Sally Sakho, et, entre les deux, Bénédicte, Olivia Palacci et Cynthia Wu-Maheux, qui ont chacun et chacune leur méthode de travail, leur école de pensée. Sincèremen­t, c’est fascinant, et ça représente la société telle qu’elle est. »

Bénédicte Décary trouve par ailleurs « émouvant » de participer à la dernière production que Lorraine Pintal signe en tant que directrice du TNM — et qui ne sera pas le dernier spectacle qu’elle orchestrer­a dans sa carrière, tient à préciser la principale intéressée. « Je pense que toute la troupe le sent, qu’on vit un moment spécial dans l’histoire du théâtre au Québec, confie l’actrice. Je me sens privilégié­e de vivre ça avec Lorraine, je sens qu’il y a une transmissi­on. » Et que cette aventure de 32 ans s’achève sur une pièce traitant du féminisme et de l’engagement citoyen n’est pas anodin aux yeux de la metteuse en scène : « Ce n’était pas programmé comme ça du tout […], mais j’ai remercié les déesses du théâtre que ce soit cette pièce qui clôture la saison où je décide de partir. Ce n’est pas un hasard, c’est certain. Ce doit être le destin. »

Lysis

Texte : Fanny Britt et Alexia Bürger. Mise en scène : Lorraine Pintal. Au théâtre du Nouveau Monde du 7 mai au 1er juin.

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