Frank Peter Zimmermann, le pouvoir de la concentration
L’un des plus grands violonistes au monde revient au Québec pour la première fois depuis 24 ans !
Il est le plus discret des grands du violon, mais son legs est d’ores et déjà l’un des plus impressionnants de l’histoire de l’enregistrement pour son instrument. Le Concerto pour violon de Brahms que Frank Peter Zimmermann jouera à Montréal cette semaine, il l’a enregistré notamment avec Bernard Haitink à Amsterdam, un de ses nombreux disques qui s’imposent par la lumière de l’évidence.
Parler pour la première fois avec Frank Peter Zimmermann, c’est comme s’entretenir avec un compagnon de longue date : on a l’air de discuter librement d’expériences musicales partagées, de mêmes gens croisés au fil de nos vies et de passions d’enfance ou d’adolescence identiques qui nous ont amenés à des conclusions similaires.
Maîtres et cheminement
Dans la notice du coffret Warner de 30 CD qui contient l’intégrale de ses enregistrements réalisés pour EMI, on apprend que Frank Peter Zimmermann est doté de la capacité de reconnaître presque infailliblement à l’aveugle les grands violonistes du passé. « Jusqu’à l’âge de 16 ans, je me suis gavé des enregistrements des grands maîtres du violon. Après 16 ans, je n’ai presque plus écouté que du piano ! Mais j’avais entendu tout ce que je pouvais de Stern, Heifetz, Szeryng, Kogan, Elman, Milstein, etc. Mon père avait une formidable collection de disques et j’ai tout arpenté de mes idoles. À l’âge de 15 ans, j’avais trouvé mes trois modèles : Milstein, Oïstrakh et Grumiaux », raconte le violoniste au Devoir.
Frank Peter Zimmermann juge importante cette identification à cet âgelà : « Ce n’est pas pour me comparer à Beethoven, mais Beethoven, à 11 ou 12 ans, s’était attaqué au Clavier bien tempéré de Bach. C’est important : il faut se faire montrer un chemin. »
À la question lui demandant si la postérité a été injuste envers un violoniste, Frank Peter Zimmermann répond que non : « Certes, Grumiaux n’était pas vraiment reconnu aux États-Unis. Et même si je ne suis pas un fan de Szeryng, qui est violonistiquement admirable, mais que je trouve un peu pédant, on peut aussi remarquer que par rapport à la qualité de son jeu, il n’a pas eu la très grosse
Krebbers m’a beaucoup appris, notamment la présence sur scène. Il était là à l’occasion de mon premier Brahms, à 17 ans. Il m’a dit : “Tu sais le faire, le plat est prêt, mais on va le rendre un peu meilleur : je vais t’apporter le persil et les épices.” FRANK PETER ZIMMERMANN
carrière de Stern ou d’Oïstrakh, par exemple. Mais grosso modo, les géants du passé, de l’époque où primait le savoir-faire plutôt que le fairesavoir, ont été reconnus. »
Période glorieuse
À propos de reconnaissance, Frank Peter Zimmermann a eu la chance d’être repéré et enregistré très tôt. Sa carrière au disque est pourtant scindée en deux pans : la jeunesse, chez EMI, de 1984 à 2001, et une maturité rayonnante, captée en ce moment par l’étiquette suédoise BIS.
« J’ai connu la période glorieuse du disque compact, dans les années 1980 et 1990, chez Electrola [EMI Allemagne] et EMI, avec même des enregistrements avec le Philharmonique de Berlin [Brahms sous la direction de Wolfgang Sawallisch, Tchaïkovski avec Lorin Maazel]. Puis il y eut un moment où la banque, qui me prêtait mon Stradivarius, finançait des enregistrements, car à Noël elle offrait un CD à ses clients. Certains ont paru chez Sony au tournant du millénaire. La relation avec Robert von Bahr, de BIS, que je connaissais depuis un certain temps, a débuté avec le Trio Zimmermann. De fil en aiguille, nous avons développé d’autres projets. Cela ne rapporte pas beaucoup, mais j’ai la chance de travailler avec Hans Kipfer, un directeur artistique formidable, et Zimmermann et le magistral Concerto pour violon de Brahms Brahms : Ouverture tragique, Concerto pour violon.
Emilie Mayer : Symphonie no 7. Orchestre symphonique de Montréal, Rafael Payare. Les mardi 30 avril et jeudi 2 mai, à 19 h 30. c’est devenu comme ma “deuxième carrière discographique”. »
Ce parcours a été enrichi par des enregistrements de concerts, et non les moindres. Le Philharmonique de Berlin, en l’honneur d’une relation suivie depuis plusieurs décennies, a publié en 2021 un double album de concertos de Beethoven (Harding), Berg (Petrenko) et Bartók (Gilbert). Les concertos de Beethoven et de Brahms existent sous la direction de Bernard Haitink, le Beethoven avec la Staatskapelle de Dresde chez Profil, le Brahms publié par le Concertgebouw d’Amsterdam. De l’intermède Sony, nous avons des concertos de Tchaïkovski, Bruch, Busoni, Britten et Szymanowski, le chef-d’oeuvre de cette période étant le Britten/Szymanowski.
Si le nombre de disques de référence, tels que les sonates de Beethoven avec Martin Helmchen chez BIS, les concertos pour violon de Bach ou Mozart chez Hänssler ou la transcription pour trio des Variations Goldberg de Bach chez BIS, dépasse les doigts des deux mains, c’est parce que, pour ce musicien, la musique est un concentré, une ascèse. En témoigne l’approche de son « projet pandémique » : l’oeuvre pour violon seul de Bach. « Je n’avais pas intériorisé ce répertoire, je ne l’avais même pas joué au complet, car il m’intimidait. Des six oeuvres (trois sonates et trois partitas), j’en avais “trois et demie” en moi. Dans les deux ans pandémiques, ou parfois pendant cinq ou six mois, on n’avait rien, alors je m’y suis penché quasi exclusivement. J’allais faire de grandes randonnées avec ma femme, et le reste du temps, j’étudiais les Sonates et Partitas, notamment la Partita en si mineur (n° 1), que je pensais ne jamais jouer de ma vie tant je la trouvais aride et difficile. Et là, je me suis mis à réfléchir : huit mouvements en deux parties et chaque partie ayant une reprise que l’on doit ornementer ; il y avait beaucoup de choses à concevoir. J’étais nerveux, car on ne sait pas où on s’en va. Mais je suis satisfait », résume celui qui oppose cette bataille musicale au « partage heureux » des sonates de Beethoven avec Martin Helmchen.
Pays-Bas et Paganini
De sa collaboration avec Bernard Haitink, devenu un ami dès 1989, Frank Peter Zimmermann se souvient de l’aura du chef et de sa manière de se tenir devant l’orchestre, « silencieux et intériorisé ». « Il m’a raconté qu’il était deuxième violon à la Radio hollandaise lorsque, dans les années 1950, il a suivi un cours de maître en direction donné par Ferdinand Leitner. C’est Leitner qui lui a dit : “Mon jeune Monsieur, vous avez ce talent de mener un orchestre
simplement par votre attitude.” Et cela a été ainsi jusqu’à la fin. Haitink ne faisait pas grand-chose, il ne s’immisçait pas dans la musique. Sa manière était intériorisée et touchante. Il disait “la musique est un mystère” et s’exprimait peu à ce sujet. »
Ironie des choses, le violon solo de Haitink au Concertgebouw, Hermann Krebbers, fut le maître de Frank Peter Zimmermann. Les enregistrements de Krebbers ont été réédités récemment par Eloquence en Australie, comme nous l’avons déjà mentionné, et nous ont positivement surpris. Son élève a été heureux de les retrouver : « Krebbers m’a beaucoup appris, notamment la présence sur scène. Il était là à l’occasion de mon premier Brahms, à 17 ans. Il m’a dit : “Tu sais le faire, le plat est prêt, mais on va le rendre un peu meilleur : je vais t’apporter le persil et les épices.” Krebbers, en Italie, était vu comme le Paganini hollandais. »
Paganini est à l’opposé de l’image de Frank Peter Zimmermann : « Il y a eu deux moments dans ma vie où je n’ai pas vraiment décidé de choses artistiques. D’abord les Caprices de Paganini, un souhait de la compagnie de disques Electrola, que je ne voulais pas enregistrer, mais qui, je dois le reconnaître, ont, alors que j’avais 19 ans, dopé ma confiance. Par la suite, il y a eu le Concerto de Tchaïkovski, quand j’avais 22 ans, avec le Philharmonique de Berlin. Depuis, tout ce que je fais est rodé, planifié, testé pendant des années. Et désormais, de toute façon, avec le recul, les projets comprennent des oeuvres mûries pendant 10 ou 15 ans minimum et expérimentées de diverses manières. Avec BIS, nous venons d’avoir deux merveilleux projets [concertos de Stravinsky, Bartók, Martinů] avec l’Orchestre de Bamberg, qui est dans une forme excellente sous la direction de Jakub Hrůša et dont mon fils est depuis un an le violon solo. »
Le prochain projet sera les Sonates pour violon et piano de Bartók avec le pianiste ukrainien Dmytro Choni, à l’endroit duquel Frank Peter Zimmermann ne tarit pas d’éloges. Il abordera ensuite les sonates de Brahms, mais pas celles que l’on attend : « Brahms a fait lui-même une version pour violon des Sonates pour clarinette op. 120. Il a changé la partie de piano puisque le violon joue plus aigu, ce qui montre qu’il assumait tout à fait cette version. » Le pianiste pour ce disque n’est pas encore choisi. Il accompagnera probablement Zimmermann pour la suite des choses, dans Schumann, Schubert et Szymanowski.
C’est un privilège de revoir à Montréal ce violoniste qui ne nous avait pas visités depuis mai 2000, où il avait joué le Concerto à la mémoire d’un ange de Berg sous la direction de Charles Dutoit.