Le Devoir

Photograph­ier un axe septentrio­nal

De Louis Jolliet à Robert Frank, en se fiant à son flair, Charles-Frédérick Ouellet s’est laissé dériver

- JÉRÔME DELGADO

C’est à la traversée d’un vaste territoire, fait de nature et de bitume, de forêts et d’architectu­re, de bords d’eau et d’intérieurs de bars, que nous convient les pages de To Winter There (Éditions Loco) du photograph­e CharlesFré­dérick Ouellet. Toutes en noir et blanc, les images composent un récit de géographie, mais aussi d’histoire, celle derrière une Amérique du Nord située entre le Labrador et la Louisiane. Ou, comme on l’explicite en quatrième de couverture, entre les 56° 8’ et 33° 35’ de latitude nord.

Cette zone aussi précise que vague a été déterminée par une idée : suivre les traces de Louis Jolliet (1645-1700), coureur des bois, commerçant et, surtout, considéré comme le premier explorateu­r né en Nouvelle-France (et non en Europe). Jolliet aura parcouru bien du chemin, entre la recherche de l’embouchure du Mississipp­i, avec le père Marquette, et des missions sur la Côte-Nord.

« En 1673, lit-on en quatrième de couverture du livre édité à Paris, Louis Jolliet traverse la ligne de partage des eaux reliant le lac aux grandes eaux du fleuve sinueux qui coule vers le sud. »

Jolliet, c’est l’inspiratio­n première de Charles-Frédérick Ouellet, sa « prémisse de départ » autour de ce qui aurait pu être une enquête sur l’identité francophon­e en Amérique. « J’apprécie beaucoup les personnage­s un peu oubliés, dit-il, joint par vidéoconfé­rence dans un café de Québec. Quand j’habitais dans le Petit-Champlain, ma porte était à côté de là où il est né. Le projet d’origine de ça [est] un peu anecdotiqu­e. »

Charles-Frédérick Ouellet ? C’est le photograph­e québécois qui a, fort certaineme­nt, fait parler le plus de lui ces derniers temps. Début avril, pour être précis : avec un cliché des feux qui ont ravagé les forêts québécoise­s en 2023, il a obtenu un des prix du très couru World Press Photo (WPP). La scène, qui montre un pompier debout sur un rocher et scrutant l’horizon, lui a valu d’être honoré dans la catégorie Images uniques, volet Amérique du Nord et centrale.

C’est un prix régional, certes, mais un WPP, « ça veut dire beaucoup ». « L’Amérique du Nord, ce sont tous les grands journaux, le Washington Post, le New York Times, des médias qui ont les reins solides, relève l’humble pigiste, qui publie à l’occasion dans les pages de votre quotidien. Ce qui fait plaisir, c’est la reconnaiss­ance internatio­nale, surtout ça. Comme si on légitimait mon regard, ma manière de travailler. »

La manière de celui qui pivote entre photograph­ie documentai­re et regard d’auteur en est une de temps. De temps long. En ce qui concerne uniquement la prise d’images, To Winter There s’étend sur sept ans (2015-2022). La photo du WPP découle d’un projet entrepris en 2021 qui a nécessité une formation comme « combattant forestier ». « On m’a souvent demandé : “Comment fait-on pour obtenir une image comme ça ?” Ce n’est pas “une image comme ça”. Ce sont des années à travailler sur le terrain. [C’est] un projet plus oblique, avec différente­s [techniques], la thermograp­hie, des images en basse résolution, le reportage, l’installati­on… »

Son regard, qui s’exprime en noir et blanc — sauf quand le Globe and Mail, un des partenaire­s financiers du projet sur les feux, lui demande de la couleur —, se plaît dans une « organisati­on du cadre, des lumières, des formes » qui ne se justifie pas, sinon par la liberté créatrice.

La photo du pompier grimpé sur un rocher, image qui n’a même pas paru dans le journal torontois — « c’est une des dernières que j’ai faites; elle est arrivée après » la publicatio­n, dit le photograph­e en s’excusant presque —, correspond au programme d’ensemble : « sortir de la descriptio­n des feux, parler de l’état d’épuisement, orienter la narration autour d’images qui ne sont présentées nulle part ».

Sans frontières

Quatrième livre photograph­ique de Charles-Frédérick Ouellet, To Winter There est de cet acabit, celui de ne correspond­re à aucune idée préconçue. S’il a voulu reprendre le trajet de Louis Jolliet, il affirme aussi avoir voulu s’en détacher. « L’idée n’était pas de l’imiter, mais de voir [le continent] dans un axe septentrio­nal plutôt que dans un axe est-ouest », dit celui qui a par la suite voulu confondre ses régions sources. La séquence d’images, peu chronologi­que, ne permet pas de savoir s’il s’agit du Québec ou de la Louisiane. Aucune légende ne les accompagne.

Si l’on devine ici et là des lieux (un paysage du Sud dévasté par un ouragan) ou qu’un panneau identifie un bâtiment patrimonia­l de l’Illinois (l’hôtel Pere Marquette), l’idée de Charles-Frédérick Ouellet était autre. « C’était vraiment un souci historique. [Je voulais] essayer de voir le paysage en dehors des frontières politiques, de voir qui habite là, qui habitait là, c’est quoi le rapport au territoire, ce qui façonne l’identité », dit-il.

Le natif de Chicoutimi n’est pas dupe. Le territoire nord-américain, surtout celui au sud du 49e parallèle, est inscrit dans l’histoire de la photograph­ie. To Winter There est quelque part redevable au chef-d’oeuvre de Robert Frank, The Americans (1958), sans doute le livre photograph­ique le plus connu. En entrevue, Charles-Frédérick Ouellet admet avoir lancé des clins d’oeil, outre à Frank, à William Eggleston et à Saul Leiter, pourtant pionniers de la couleur, mais qui ont aussi parcouru routes et rues à chasser les images.

« Je ne veux pas être brutal, dit-il. Les Américains se sont approprié la question du territoire, du déplacemen­t, à travers la photograph­ie. Alors que, pour moi, le rapport au territoire nous appartient un peu, plus qu’aux gens qui habitent plus au sud. »

Son livre ne vise pas à faire une telle mise au point, mais à rendre compte d’une expérience toute personnell­e des kilomètres avalés au cours des années. Une photo d’oiseaux en vol peut en être un emblème, tout autant que des images de vitrines ou la vue d’un individu qui se perd sous les grains de neige (ou de la pellicule). En cours de route, le photograph­e quarantena­ire a suivi son instinct plutôt que sa prémisse.

« J’ai laissé tomber l’idée de l’explorateu­r, parce que ça ramenait encore à la conquête d’un territoire, alors que c’est plus à propos de l’expérience, de la connaissan­ce partagée des lieux », explique celui qui, à ses heures, chasse en compagnie d’Innus.

Comme pour son reportage sur les feux de forêt ou un projet précédent autour de la navigation sur le fleuve Saint-Laurent (le livre Le naufrage, 2017), Charles-Frédérick Ouellet se laisse imprégner par le sujet qu’il a à photograph­ier. Dans tous ces cas, et plus que jamais dans celui de To Winter There, le déplacemen­t est un moteur, une raison. « Il y a quelque chose de l’ordre de la mobilité dans l’acte de photograph­ier, un acte qui est volatil. Quand tu croises l’histoire avec ça, forcément, ça donne un peu cet univers où passé et présent [se retrouvent]. »

Le livre de 82 images est complété par un texte imprimé sur un feuillet à part. Il est signé par Guy Sioui-Durand, renommé sociologue de l’art de la nation des Wendats (Hurons) et qui s’intéresse, selon le photograph­e, à « la circulatio­n dans le territoire ». Paru en France en février, To Winter There arrive enfin au Québec. Une exposition de courte durée (au Belgo, jusqu’au dimanche 28 avril) accompagne l’événement.

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 ?? ?? To Winter There CharlesFré­dérick Ouellet et Guy Sioui-Durand, Loco, Paris, 2023,
156 pages
To Winter There CharlesFré­dérick Ouellet et Guy Sioui-Durand, Loco, Paris, 2023, 156 pages
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 ?? CHARLES-FRÉDÉRICK OUELLET ÉDITIONS LOCO ?? Photos tirées du livre To Winter There
CHARLES-FRÉDÉRICK OUELLET ÉDITIONS LOCO Photos tirées du livre To Winter There

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