Montréal vue par un chêne
Dans l’album illustré Moi, Quentin Rubio, chêne guide, Bertrand Laverdure propose de voir l’histoire de la métropole à travers les yeux d’un arbre
Sur le versant sud du mont Royal, entre les érables, les épinettes et les peupliers, pousse un chêne bicentenaire, un arbre géant qui se démarque par son port tordu, ses rameaux noueux, son feuillage sombre et son écorce âpre. Ce chêne, c’est Quentin Rubio, un guide, témoin de tous les changements qu’a connus Montréal au cours des décennies.
Sous la plume du poète et romancier Bertrand Laverdure, Quentin Rubio propose aux « animaux humains » un exercice d’humilité. En remontant le fil de son histoire, l’arbre confronte l’homme à son arrogance, à son manque de vision, à son égoïsme, à sa petitesse et à ses nombreuses failles.
« Vous avez tout envahi. Vous êtes des animaux qui bougent, évoluent, crient, cassent, percent, coupent, tuent et conquièrent. Des passagers fous, assoiffés d’idées, d’argent, de pouvoir ou de voyages incessants. On parle beaucoup de l’animal humain. On ne parle que de lui. » Et si, pour une fois, on laissait la parole aux autres êtres vivants ?
Le chêne raconte. Il évoque ses ancêtres, puis sa naissance, en 1819, lors d’une nuit sombre qui a « recouvert la montagne d’un carcan de noirceur et de pluie ». Il rappelle le mode de vie des premiers habitants de la montagne, les Iroquoiens du SaintLaurent, qui récoltaient l’eau des érables, cultivaient la courge, le maïs et les haricots et se servaient de la roche cornéenne pour fabriquer des outils.
Il revient sur les épidémies de choléra, de variole et de grippe espagnole, sur les soirées aux flambeaux du club de raquetteurs Montreal Snow Shoe Club, sur le grand incendie de 1852 et sur la mise sur pied du funiculaire, qui a permis pendant un temps aux visiteurs de se rendre au sommet de la montagne.
Il se remémore la construction du chalet du mont Royal, l’un des grands chantiers mis en oeuvre pendant le krach de 1929, et l’aménagement du lac aux Castors, et déplore les coupes massives commandées par le maire Jean Drapeau, en 1954, pour éloigner les « indésirables » qui s’adonnaient à des activités « immorales » dans les chênaies du sommet. Il se rappelle la crise du verglas et évoque sa fin imminente et sa volonté de redonner à la nature qui l’a vu naître.
Entre les récits plus intimes et poétiques de l’arbre — « J’aurai vécu là où la terre nous invente. J’aurai senti avec vous le ciel qui se vide. J’aurai été ce qui continue dans l’éternel brouillon de tout, cette lignée qui nous parle de passé et de mystère » —, Bertrand Laverdure insère des vignettes historiques instructives qui témoignent d’un imposant travail de recherche et de dépouillage d’archives.
Même si les différents segments ne s’emboîtent pas toujours de manière cohérente, le lecteur se laisse facilement porter par sa curiosité et par la singularité de la proposition, qui offre, notamment grâce à des illustrations reflétant à merveille le côté éclectique du sujet, une place à la réflexion et à l’interprétation.
Le trait profond de Catherine Filteau — entre crayon de plomb et numérique — oscille aussi entre l’abondance de détails et la suggestion plus abstraite et onirique. L’illustratrice renforce l’impression d’évanescence et d’humilité de l’humanité en positionnant le chêne au centre de ses compositions. Un livre qui se savoure comme une marche en montagne : lentement, dans un ordre aléatoire, avec chaque fois de nouvelles découvertes.