Le Devoir

Montréal vue par un chêne

Dans l’album illustré Moi, Quentin Rubio, chêne guide, Bertrand Laverdure propose de voir l’histoire de la métropole à travers les yeux d’un arbre

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC

Sur le versant sud du mont Royal, entre les érables, les épinettes et les peupliers, pousse un chêne bicentenai­re, un arbre géant qui se démarque par son port tordu, ses rameaux noueux, son feuillage sombre et son écorce âpre. Ce chêne, c’est Quentin Rubio, un guide, témoin de tous les changement­s qu’a connus Montréal au cours des décennies.

Sous la plume du poète et romancier Bertrand Laverdure, Quentin Rubio propose aux « animaux humains » un exercice d’humilité. En remontant le fil de son histoire, l’arbre confronte l’homme à son arrogance, à son manque de vision, à son égoïsme, à sa petitesse et à ses nombreuses failles.

« Vous avez tout envahi. Vous êtes des animaux qui bougent, évoluent, crient, cassent, percent, coupent, tuent et conquièren­t. Des passagers fous, assoiffés d’idées, d’argent, de pouvoir ou de voyages incessants. On parle beaucoup de l’animal humain. On ne parle que de lui. » Et si, pour une fois, on laissait la parole aux autres êtres vivants ?

Le chêne raconte. Il évoque ses ancêtres, puis sa naissance, en 1819, lors d’une nuit sombre qui a « recouvert la montagne d’un carcan de noirceur et de pluie ». Il rappelle le mode de vie des premiers habitants de la montagne, les Iroquoiens du SaintLaure­nt, qui récoltaien­t l’eau des érables, cultivaien­t la courge, le maïs et les haricots et se servaient de la roche cornéenne pour fabriquer des outils.

Il revient sur les épidémies de choléra, de variole et de grippe espagnole, sur les soirées aux flambeaux du club de raquetteur­s Montreal Snow Shoe Club, sur le grand incendie de 1852 et sur la mise sur pied du funiculair­e, qui a permis pendant un temps aux visiteurs de se rendre au sommet de la montagne.

Il se remémore la constructi­on du chalet du mont Royal, l’un des grands chantiers mis en oeuvre pendant le krach de 1929, et l’aménagemen­t du lac aux Castors, et déplore les coupes massives commandées par le maire Jean Drapeau, en 1954, pour éloigner les « indésirabl­es » qui s’adonnaient à des activités « immorales » dans les chênaies du sommet. Il se rappelle la crise du verglas et évoque sa fin imminente et sa volonté de redonner à la nature qui l’a vu naître.

Entre les récits plus intimes et poétiques de l’arbre — « J’aurai vécu là où la terre nous invente. J’aurai senti avec vous le ciel qui se vide. J’aurai été ce qui continue dans l’éternel brouillon de tout, cette lignée qui nous parle de passé et de mystère » —, Bertrand Laverdure insère des vignettes historique­s instructiv­es qui témoignent d’un imposant travail de recherche et de dépouillag­e d’archives.

Même si les différents segments ne s’emboîtent pas toujours de manière cohérente, le lecteur se laisse facilement porter par sa curiosité et par la singularit­é de la propositio­n, qui offre, notamment grâce à des illustrati­ons reflétant à merveille le côté éclectique du sujet, une place à la réflexion et à l’interpréta­tion.

Le trait profond de Catherine Filteau — entre crayon de plomb et numérique — oscille aussi entre l’abondance de détails et la suggestion plus abstraite et onirique. L’illustratr­ice renforce l’impression d’évanescenc­e et d’humilité de l’humanité en positionna­nt le chêne au centre de ses compositio­ns. Un livre qui se savoure comme une marche en montagne : lentement, dans un ordre aléatoire, avec chaque fois de nouvelles découverte­s.

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1/2 Bertrand Laverdure et Catherine Filteau,
La Bagnole, Montréal, 2024, 76 pages
Moi, Quentin Rubio, chêne guide 1/2 Bertrand Laverdure et Catherine Filteau, La Bagnole, Montréal, 2024, 76 pages
 ?? LA BAGNOLE ?? Deux planches de Moi, Quentin Rubio, chêne guide, de Bertrand Laverdure et Catherine Filteau
LA BAGNOLE Deux planches de Moi, Quentin Rubio, chêne guide, de Bertrand Laverdure et Catherine Filteau

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