Le Devoir

Puits de surface

- Jean-Christophe Réhel Collaborat­eur Le Devoir

Mon professeur de mathématiq­ues s’approche tout près de moi. C’est un monsieur dans la soixantain­e. Il porte une chemise avec des rayures jaunes. Il me montre le résultat d’un examen très important. Quarante-cinq pour cent. Il me murmure : « Tu as coulé ton année… » Je me souviens des résidus de poudre blanche sur son index. La craie du tableau m’a toujours répugné. Je l’ai toujours trouvée barbare et austère. Il me dit : « C’est ça qui arrive quand on ne fait pas d’efforts. » J’ai honte. Une image choquante me traverse l’esprit : casser le doigt de mon enseignant. Ou le sucer. Licher la poudre jusqu’à ce que son doigt soit propre.

Je nettoie le bout du robinet avec de l’eau de Javel. J’astique méticuleus­ement le manche comme si ma vie en dépendait. Je lis la suite des instructio­ns sur le petit papier. Ah oui, c’est ça. Je laisse couler l’eau chaude pendant deux minutes. Puis l’eau froide pendant cinq minutes. Avec une précaution maladive, j’ouvre la bouteille vide et m’assure de remplir tout le récipient. Je fais analyser l’eau de mon puits. J’ai lu sur Internet qu’il y a des risques que mon eau soit touchée par l’E. coli ou des coliformes totaux. Je bois et me lave peut-être avec des bactéries dégueulass­es. Je prends la voiture et roule jusqu’à Joliette. J’entre dans le laboratoir­e. La réceptionn­iste me sourit. Elle semble festive et manipule l’eau de mon puits comme si elle avait un nabuchodon­osor entre les mains. Elle dit : « On vous envoie les résultats très bientôt, Monsieur. » En sortant, je vois flou. Voyons. Je marche sur le trottoir et essaie de voir les panneaux de signalisat­ion, mais n’arrive pas à les distinguer. Fudge, est-ce que je suis en train de devenir aveugle ? Depuis que je prends de fortes doses de dexaméthas­one pour remonter mes plaquettes de sang, tout mon corps réagit : ma glycémie est une montagne russe. Je bois une gorgée de jus de pomme. Je n’ai pas le temps de me rendre dehors pour passer la souffleuse à feuilles que je tombe en hyperglycé­mie. Le matin, c’est l’inverse : je me réveille en sueur. Mon hypoglycém­ie me fait trembler et je cours à la cuisine pour avaler une cuillérée de miel bio. Et il y a les hoquets. Ils me flinguent l’oesophage. Un cycliste passe très près de moi, je ne l’ai pas vu arriver. Merde, je vois vraiment flou. Mes yeux coulent, je n’ai pas de mouchoirs, rien. Je ne veux pas toucher mes globes oculaires avec mes doigts sales. Mes mains sont peut-être infestées de coliformes totaux. J’aperçois une enseigne de l’autre côté de la rue : un dépanneur Ultramar. J’y cours. Je demande à la caissière si elle a des mouchoirs à vendre. Elle répond que non. Elle voit ma détresse. Mes paupières sont gommées, mes joues sont luisantes de larmes. À une vitesse surprenant­e, la caissière brandit un long bâton en bois devant mon visage. Je ferme les yeux, surpris. Elle me dit : « Monsieur, c’est juste la clé des toilettes… »

Le soir. Il est 21 h 25. Je suis allongé dans un lit d’hôpital. Une caméra me fixe. Je ne sais pas si elle marche. Je fais un examen pour l’apnée du sommeil la même journée que je fais analyser l’eau de mon puits. Une infirmière entre dans la chambre. À l’aide d’un coton-tige, elle applique un gel à électrode sur différente­s parties de mon corps : les jambes, le torse, sous le menton, les tempes et dans le cuir chevelu. J’ai l’impression qu’elle étend de la mélasse sur ma tête. Elle dit : « Est-ce que vous devez vous rendre au travail demain matin ? » Je réponds : « Mh, non, pas vraiment… je veux dire, je n’ai pas vraiment de travail… je veux dire… » Un peu gênée, elle précise : « Aucun souci… il faudra vous doucher la tête une ou deux fois avant que le gel ne fonde… » Elle quitte la pièce. Je reste seul dans le noir avec des dizaines de fils électrique­s qui me sortent des jambes et des cheveux. Si on me jette un seau d’eau dessus, j’explose, c’est sûr. Soudaineme­nt, je reçois un courriel sur mon téléphone cellulaire. C’est le laboratoir­e de Joliette. J’ouvre le PDF et regarde les résultats de mon eau de puits : « Non conforme. Non déterminé à cause du grand nombre de colonies atypiques. Évitez la consommati­on ainsi que le brossage de dents jusqu’à nouvel ordre. » Encore coulé un exam. Je me lève et entre dans la toilette de ma chambre. Je croise mon reflet dans le miroir. J’ai l’impression d’avoir des trous dans la tête. Mes yeux coulent à nouveau. J’ai les paupières brumeuses, collantes. J’ouvre le robinet du lavabo et avale de longues lampées d’eau. Puis, je sors deux grands pots Mason en verre de mon sac à dos. Je les remplis à ras bord. Je pourrai me brosser les dents pendant au moins une semaine avec ça. Je retourne dans mon lit et regarde la lumière rouge de la caméra. J’envoie la main. Me voyez-vous ? Moi, je ne vous vois pas.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada