Le Délit

_SUSHI NOIR

- Charles Gauthier-ouellette Le Délit

I. Les heures les plus sombres Mon cellulaire vibre, je lis le message d’un oeil discret.

Le coffre de la voiture s’ouvre. À l’intérieur, des centaines de glaçons fondent lentement autour de la marchandis­e convoitée. Comme un boucher à la recherche de la parfaite pièce à apprêter, j’inspecte les produits illicites d’un regard méticuleux. Un long silence plane autour de nous. Les yakuzas perçoivent-ils mon manque de contenance face à cette scène? La respiratio­n de l’homme à ma gauche commence à s’accélérer; sa cigarette se consume presque entièremen­t. Il expulse un nuage de fumée puis jette le mégot à mes pieds. Sa main glisse vers la poche arrière de son pantalon. Au moment même où il dégaine un revolver, je m’interroge: comment ai-je pu me laisser embarquer dans tout ça?

Déposée sur la glace, parmi les poissons, l’arme de Bruce Lee dans Enter the Dragon. Enfin, presque. Une main à chaque extrémité, j’empoigne une anguille qui gît là, entre les fugus, et commence à la faire tournoyer. La viscosité du poisson serpentifo­rme ne m’empêche guère d’assommer les quatre hommes qui encerclent la Mercedes noire; leurs corps tombent au sol, aussi flasques que l’arme les ayant terrassés.

La fumée de ma cigarette s’envole avec la brise des cuisines, puis se perd dans l’air de la ruelle. L’urne de madame Kimurai, déposée sur une étagère face à la porte de sortie de secours, me fixe d’un oeil bienveilla­nt. Selon les dires des autres plongeurs, Mme K. serait morte d’épuisement profession­nel : elle aurait lavé et frotté les vêtements de son mari jusqu’à la tombe. Maitre Kimurai sort à son tour, le tablier empli d’écailles de poissons.

– C’est une mauvaise soirée, me dit-il en allumant la Marlboro que je lui tends.

– Pourtant, monsieur Kimurai, nous avons servi au moins 150 clients depuis le début de mon quart de travail et le restaurant déborde encore.

Il se tait quelques instants, fixant le liquide abject qui coule du conteneur à ordures et se déverse dans l’égout. Pensivemen­t, il caresse sa longue moustache blanche. – … Le goût n’y est pas, ce soir. Sans rien ajouter, il envoie valser les pointes de sa Fu Manchu et, d’une chiquenaud­e, propulse sa clope à peine entamée dans la flaque d’eau. En rentrant, il s’arrête une fraction de seconde devant les cendres de sa femme pour lui souffler quelques mots en japonais.

En rentrant à mon tour, j’aperçois – par une fente entre les pots où macèrent toutes sortes de légumes – maitre Kimurai qui reprend son long couteau à sushi laissé en plan, version miniature des deux sabres aux pommeaux d’argent accrochés au-dessus de son comptoir. Ses gestes m’apparaisse­nt moins fluides qu’à l’habitude, les poissons flaccides offrant une étrange résistance à sa lame d’expert.

Kyoki, dans son uniforme de serveuse, attend impatiemme­nt que je débarrasse les dernières tables. À l’arrière d’elle se trouve l’un de ces aquariums typiques aux restaurant­s asiatiques, offrant aux clients le luxe de digérer leur repas tout en le regardant nager; de quoi faire retourner Schrödinge­r dans sa tombe. Par la porte de secours s’échappent les ultimes relents de nourriture. Une main maculée d’entrailles séchées tente, tant bien que mal, de chasser les chats errants attirés par ces effluves, avant de me faire signe d’approcher.

– Olivier, ça ne fait que quatre mois que tu travailles ici, mais j’aurais une faveur à te demander. – Oui, maitre Kimurai? – C’est une tâche très simple; le seul poisson qui convient aux palais difficiles de notre clientèle ne s’achète pas en poissonner­ie. J’ai dû négocier son importatio­n avec d’anciens… collègues du Japon.

– Le riz que vous utilisez provient des États-unis, les légumes du Mexique et la sauce soya de Laval. Pourquoi se donner tout ce mal pour un simple poisson?

– Ma chère Sakana pêchait cette espèce dans la rivière près de notre maison, lorsque nous n’étions encore qu’un jeune couple. Après ma… démission, elle m’a appris à couper le poisson et à en faire des sushis. Elle tenait à ce que nous repartions de zéro, loin de cette vie qui nous causa tant d’infortunes.

– Et quel est mon rôle dans toute cette histoire?

– J’ai épuisé mes dernières réserves ce soir et j’aurais besoin de ton aide pour aller me chercher la nouvelle cargaison. Vois-tu, je n’ai plus l’âge ni la forme pour sortir aux heures les plus sombres de la nuit…

Évidemment, l’attrait d’une promotion immédiate avait réussi à me convaincre.

Ses anciens collègues, des yakuzas travaillan­t principale­ment dans le Centre- Sud de Montréal, m’ont donné rendez-vous dans le stationnem­ent de la maison d’édition du quartier. Un grand espace vide, deux portes métallique­s coulissant­es et de hautes grilles délimitent l’enceinte. Malgré l’heure tardive, les quatre hommes se tiennent bien droits, avec comme seule lumière la braise de leur cigarette. Cet éclairage leur donne un air belliqueux, couronné par les complets italiens et les voitures allemandes. Deux Mercedes noires. La page Wikipédia ne m’aura pas flouée en ce qui concerne les caractéris­tiques spécifique­s de ces mafieux.

– Bonsoir messieurs, maitre Kimurai m’envoie pour récupérer les poissons.

– Bonsoir monsieur Olivier. Comme je peux le voir, le vieux maitre s’est trouvé une recrue pour faire ses basses besognes. Je le savais faible, mais je ne le croyais pas aussi craintif d’une éventuelle rencontre.

– … Je suis totalement d’accord avec vous. C’est un plaisir de faire votre connaissan­ce. Tenez, dis-je en leur tendant la valise d’une main tremblante, votre paiement.

Sans plus de formalité, mon interlocut­eur s’avance vers moi. La cendre de sa cigarette se tient en équilibre sur le mégot, qu’il tient comme un hameçon coincé entre ses lèvres. Il prend la valise et la dépose sur le devant de la voiture, face à moi. En regardant son contenu, un rictus lui traverse le visage, quelque part entre le sourire et la colère.

– Ouvre-lui le coffre arrière de la voiture, dit le chef en se tournant vers ses collègues. La nuit s’annonce palpitante.

Alors qu’un yakuza s’approche de l’arrière de la Mercedes, mon cellulaire se met à vibrer. D’un oeil discret, je regarde les quelques mots qui apparaisse­nt à l’écran : «Salut Isabelle, je suis en avant du bar si tu veux me rejoindre pour un dernier verre chez moi». Mauvais numéro. Désolé mec; au moins, tu n’es pas le seul qui s’est fait berner ce soir. à suivre...

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Dina Husseini

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