Le Délit

La commode

- Esther Laforge Arno Pedram Le Délit

Je suis une commode avec une infinité de tiroirs, que vous pourriez ouvrir ou bien fermer. Ceux de droite ont été sculptés dans un bois ancien: mes racines courent dans la terre — je suis une française en terre étrangère, qui rêve, les yeux éblouis par les souvenirs, de ce qu’elle a laissé derrière elle. Si vous saisissez l’une des poignées à tête de lion, vous sentirez l’air se remplir d’essences profondes et mystérieus­es. Elles montent à la tête, enivrent l’esprit de celui qui a voulu savoir — trop vite — trop bien. Imprégnez- vous en d’une seule pour en connaître toute la singularit­é… la douce odeur de ma France. Les tiroirs de gauche sont en fer: vous pouvez poser la main sur leur surface froide et polie, mais si j’étais vous, je ne m’y risquerais pas. Bouillonna­nt dans leur prison de métal, j’entends déjà gronder les colères et les cauchemars. Objet que l’on touche en me touchant, je murmure les traces de ma vie. Si vous m’attrapez, peut- être vous parlerai- je de ces sombres tiroirs, de ces tiroirs de lys et de ces mots qui les construise­nt.

Au centre du meuble que je suis, vous trouverez une fenêtre et un miroir. Je demeure les deux à la fois. À travers la vitre, je contemple le monde défiler, avec mes tiroirs palpitants de mémoire, puis mon regard curieux se porte sur le miroir. Tourné vers moimême, tournant obstinémen­t le dos à l’univers tout entier, sur un carré blanc plane mon image. Un coup d’oeil à travers le verre, une plongée dans mes yeux verts, enfin l’éclair fugitif d’un vers: pourrais- je enfin trouver les autres dans mon reflet? x

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