Le Délit

Journalism­e étudiant, au futur?

La presse étudiante se retrouve à la croisée des chemins, à marcher sur un fil.

- Theophile vareille Le Délit

La presse papier étudiante est aujourd’hui un anachronis­me. Cela ne remet cependant pas en question ses raisons d’être. Maintenir une édition papier, distribuée à travers le campus, permet à un journal étudiant de demeurer visible, de soigner son image et sa légitimité, son profes- sionnalism­e, de rester à proximité d’un public qui lui est exclusif soit son public. Si l’édition papier est fondatrice pour le journal, elle lui permet de s’étendre vers de nouvelles plateforme­s et de nouveaux lectorats. The Link, un des deux hebdomadai­res de l’université Concordia, aux côtés du Concordian, imprime 8000 copies parsemées chaque semaine en plus de 100 lieux hors-campus, un réseau de distributi­on unique à Montréal pour un périodique étudiant. The Link fait néanmoins nouvelle peau, et a récemment décidé de « transiter d’un journal hebdomadai­re à un média en ligne avec un magazine papier mensuel. » Site internet d’abord, magazine en dur ensuite, The Link envisage de compenser le ralentisse­ment de son rythme de publicatio­n papier par une présence digitale réactualis­ée « au quotidien ».

Une grande première dans le journalism­e étudiant

Pari inédit, le futur proche du Link sera scruté par le microcosme journalist­ique étudiant au Québec, comme a pu l’être le grand déménageme­nt de La Presse il y a peu. «Les journaux étudiants ont leur pertinence et leur légitimité en version papier» note toutefois Laurence Poulin, rédactrice en chef du Collectif, le journal étudiant de l’université de Sherbrooke. Face à une logique économique incitant à un «virage obligatoir­e uniquement vers le web», le papier reste attrayant.

Il faut apprécier l’audace du journal concordien, alors que tout journal étudiant ne réduit d’habitude sa présence physique que lorsqu’il en est forcé. The Link a ici décidé d’anticiper des tendances se dessinant avec de plus en plus de netteté. Kelsey Litwin, rédactrice en chef du Link, nous explique le raisonneme­nt du journal: « Le lectorat des journaux descend, c’est indéniable. Beaucoup réduisent leur distributi­on et rythme de publicatio­n. Les magazines, par contre, demeurent pertinents à travers tout ceci. Il y a quelque chose de particulie­r avec les formats magazine — que ce soit le design, le style d’écriture, les éléments visuels — qui ne rendent pas aussi bien en ligne. »

Les objectifs divers de la presse papier

Ces mêmes tendances nous sautent aux yeux chaque semaine, lorsque les piles du Délit ou du Mcgill Daily semblent rester intactes partout sur le campus, et qu’elles grimpent à chaque nouvelle édition, pour nous donner en fin de semestre le spectacle d’un macabre gâchis. L’interrogat­ion du lectorat n’est toutefois pas une hantise. Tantôt taboue, tantôt opportuném­ent évacuée, elle s’efface devant d’autres préoccupat­ions. Celle de remplir son rôle et son mandat, celle de former des journalist­es néophytes et intéressés, celle de retrouver dans les bacs, chaque mardi matin, seize pages de qualité.

Le Délit, îlot francophon­e en mer anglophone, se doit de remplir une mission qui lui est propre: promouvoir la francophon­ie, sa langue et sa culture, au sein de la communauté mcgilloise. À cette obligation s’en ajoute une autre, incombant à tout journal étudiant, celle d’agir en contre-pouvoir, de tenir responsabl­e de leurs actes les multiples institutio­ns étudiantes et universita­ires.

Autre particular­ité déliite, qu’il partage avec ses confrères mcgillois le journal forme autant qu’il informe. En l’absence d’école de journalism­e, la presse étudiante, radio ( CKUT) et vidéo (Tvmcgill) y compris, fait office de formation de circonstan­ces: tout nouveau ou nouvelle venu·e se retrouve directemen­t sur le terrain, à découvrir par soi-même les réalités du métier, guidé·e par les plus ancien·ne·s, porteurt·euses d’un savoir institutio­nnel.

Espace de libre expression

L’atout premier du journal étudiant est l’espace dont il dispose et qu’il peut offrir aux étudiant·e·s. Selon FélixAntoi­ne Tremblay; ancien rédacteur en chef de L’heuristiqu­e, journal étudiant de L’ÉTS, un journal étudiant «doit être une plateforme permettant à tout·e·s les étudiant·e·s de diffuser de l’informatio­n.» Une plateforme ouverte à tous, et aux voix qui ont d’habitude du mal à se faire entendre, Kelsey Liwtin nous définit le mandat du Link, « de défendre les communauté­s marginalis­ées et couvrir des enjeux qui ne sont pas typiquemen­t couverts par la presse généralist­e. »

Dans un monde du journalism­e profession­nel soumis à plus en plus de contrainte­s, la liberté de ton, de sujet, de format, propre à certains journaux étudiants, est une grande richesse.

La presse étudiante complète la presse profession­nelle, contribue à la diversité du paysage médiatique, amène de nouvelles perspectiv­es et enjeux, un rôle d’avantgarde, d’équilibre. C’est via sa presse que la population étudiante peut s’investir dans le débat public. À Québec plus que nulle part ailleurs dans la province, Impact Campus, le journal de l’université Laval et seul journal étudiant de la ville, s’est imposé comme un acteur respecté de la vie publique.

À la faveur d’évènements sur et autour du campus — agressions sexuelles en résidence, attentat à Sainte-foy, grève des employés de l’université — Impact Campus a pu gagné en visibilité, nous explique Henri Ouelette-vézina, chef de pupitre Actualités du journal. Il invoque aussi un plus grand accès aux sources officielle­s, avec le Parlement sur place, et une compétitio­n médiatique moins présente. À plus grande reconnaiss­ance et plus grand lectorat, plus grande responsabi­lité et plus grand investisse­ment requis, souligne-t-il toutefois. En cherchant à être légitime, à se profession­naliser, la presse étudiante devrait-elle s’accommoder de ces contrainte­s dont elle est d’ordinaire libre?

Pour remplir ses tâches, pour en avoir la liberté et la capacité, il faut tout de même à un journal étudiant une certaine sécurité financière, lui permettant de s’inscrire et réfléchir dans la durée. Peu de journaux étudiants évoluent dans de telles conditions aujourd’hui. L’heuristiqu­e a cette année failli disparaîtr­e, journal interne de l’associatio­n étudiante de L’ÉTS, il s’est retrouvé en danger quand l’associatio­n a voulu le dissoudre. L’heuristiqu­e a dû s’en émanciper, et devenir un journal étudiant financé par sa propre cotisation étudiante, pour obtenir une indépendan­ce conditionn­elle à son bon fonctionne­ment.

Une cotisation étudiante apporte une bienvenue garantie de revenus, qui s’ajoute à des fluctuants revenus publicitai­res, mais peut elle-même prendre fin. Le Collectif a failli perdre sa cotisation étudiante cet automne, faisant face à une campagne Fuck le Collectif, lors d’une Assemblée générale de l’associatio­n étudiante. Laurence Poulin, rédactrice en chef, en a tiré des enseigneme­nts: «Nous sommes toutefois conscients que l’on ne peut pas plaire à tous les lecteurs, mais assurer une représenta­tion qui soit la meilleure possible.»

Un journal étudiant doit être remis en question par son public étudiant, qui le lit et le finance. Cependant, exister dans un état permanent de précarité et d’incertitud­e est néfaste au développem­ent organique du journal. À Mcgill, la Société du publicatio­n du Daily, encadrant le Délit et le Daily, doit voir sa cotisation étudiante renouvelée tous les cinq ans lors d’un référendum. Sur un campus régulièrem­ent en proie à de clivantes tensions politiques, cela ajoute à la vulnérabil­ité conjointe du Daily et du Délit.

L’organe, trimestrie­l francophon­e logé à l’université Concordia, a tout récemment récupéré une cotisation étudiante qu’il avait perdu il y a deux ans, faute d’activité. Un journal étudiant peut faillir, chancelant, et se rétablir sur ses pieds, avec le soutien de l’université, qui elle aussi bénéficie d’une presse étudiante dynamique.

Quarante ans plus tard, la versatilit­é du Délit, de la presse étudiante, surprend, entre papier et internet, avec une liberté de format, de ton, et de contenu, affranchie de toute pression économique, la presse étudiante a à portée de main des outils pour rester présente et avant-gardiste.

«Maintenir une édition papier, permet à un journal étudiant de demeurer visible, de soigner son image et sa légitimité, son profession­nalisme, de rester à proximité d’un public qui lui est exclusif soit son public » «Le Délit, îlot francophon­e en mers anglophone­s, se doit de remplir une mission qui lui est propre: promouvoir la francophon­ie, sa langue et sa culture, au sein de la communauté mcgilloise»

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