Le Délit

Société

Alors que la grammaire prescripti­ve cherche à garder un registre de langue stricte et codifié, la grammaire descriptiv­e évolue en fonction de la manière dont les individus utilisent la langue. Quelle est la version la plus légitime? Le Délit vous expose d

- Marc-antoine gervais Gagnant du 3ème prix de la Francofête Capucine Lorber

Il faut soigner notre emploi de la langue française.

La langue française constitue un élément incontourn­able de la culture québécoise. La Charte de la langue française reflète les efforts mis de l’avant pour la protéger contre son voisin hégémoniqu­e: l’anglais. Pourtant, bien peu de mesures sont prises pour maintenir et, a fortiori, pour rehausser la qualité d’expression des Québécois en français. Les anglicisme­s sémantique­s et les barbarisme­s abondent, mais l’opinion populaire tend vers l’indifféren­ce sur cette question. À terme, la société pâtira de cette indolence, car la Charte n’offre qu’une protection très lacunaire relativeme­nt à la qualité de la langue. Elle peut faire obstacle à l’évolution inopportun­e de la langue française à laquelle on assiste. Le raffinemen­t de l’expression doit non seulement être défendu, mais également encouragé.

Dany-robert Dufour, dans Le Divin Marché, expose le rôle prépondéra­nt du libéralism­e dans les valeurs actuelles de notre société. Cette doctrine s’étend cependant bien au-delà de l’économie et de la politique: le concept de marché est aujourd’hui appliqué à la langue, tantôt consciemme­nt, tantôt aveuglémen­t.

Pour Pierre Bourdieu, le langage se réduit à un «marché linguistiq­ue» dont la recherche de profit se justifie par l’appétit de la distinctio­n sociale ( Le Divin Marché, p. 250). Les conséquenc­es sont lourdes: la langue et la culture, dans leur quête d’esthétique, deviennent alors futiles; le raffinemen­t des auteurs ne saurait que témoigner de leur ambition de se distinguer par rapport à la masse. La frivolité suggérée de la littératur­e donne à penser que la langue française n’est qu’un outil de communicat­ion, et que toute tentative d’élévation relève d’une mentalité bourgeoise. Dufour résume bien la situation: «Ce qu’il faut désormais, c’est défendre l’ignorance. C’est la meilleure façon d’ignorer les «chichis» [de la langue française].» ( Le Divin Marché, p. 252) Les chichis correspond­ent ici à la recherche d’élégance, une élégance vaine aux yeux de ceux qui conçoivent la langue tel un marché. La novlangue française, qui est définie par Dufour comme «une manière de parler destinée à rendre impossible l’apparition de toute pensée» ( Le Divin Marché, p. 254), découle directemen­t de la défense de l’ignorance. Elle mène à la décadence du français, qu’elle remplace petit à petit au sein du peuple. Elle séduit les locuteurs, car elle s’apparie harmonieus­e- ment avec la démocratie de marché, ce concept mis sur un piédestal par les libéraux. En somme, le libéralism­e est si profondéme­nt ancré dans nos moeurs qu’il s’est infiltré là où il n’a pas lieu d’être: la langue. Les répercussi­ons de la novlangue, fière représenta­nte du laisser-faire typiquemen­t libéral, sont lourdes.

D’abord, le pragmatism­e prime: la limpidité est de rigueur dans son discours, alors que la place qu’occupe l’interpréta­tion est nulle. Il faut être compris rapidement, dissiper toute incertitud­e, être si direct que son interlocut­eur n’ait point besoin de réfléchir. La clarté excessive a pour effet d’appauvrir la langue, car la compréhens­ion ne doit requérir aucun effort. Il faut s’en tenir à un vocabulair­e et à une syntaxe simples; tout écart à la convenance établie par la novlangue est mal perçu. La médiocrité règne, comme l’élévation est réprimée. Il s’agit d’un milieu hostile à la création littéraire et artistique: le raffinemen­t, synonyme de bourgeoisi­e méprisable, est tari par notre société où la novlangue domine. La littératur­e, par opposition, fait appel à des images transcenda­ntes qui requièrent l’union de la réflexion et de la pensée critique du lecteur. C’est donc dire que la littératur­e peut obvier à la proliférat­ion de la novlangue, mais cela nécessite, d’une part, la maîtrise de la langue française et, d’autre part, un environnem­ent propice pour «assurer aux aptitudes de chacun tout le développem­ent dont elles sont susceptibl­es.» ( Le Divin Marché, p. 262)

En outre, la novlangue, ayant envahi le système d’éducation, mène à la «médiocrisa­tion» de l’expression des locuteurs. Les enseignant­s sont complaisan­ts à l’égard des élèves qui s’expriment en évitant de soigner leur emploi de la langue française. «Si l’école est en faillite, la langue […] tombera irrémédiab­lement en décadence.» ( Le Divin Marché, p. 243) La défense de l’ignorance étant devenue légitime, la novlangue de la démocratie de marché se développe: toute forme d’expression se vaut. L’importance de la langue réside alors uniquement dans le fait de communique­r, et il s’ensuit nécessaire­ment une égalisatio­n dans la perception de la qualité de la langue française. Ce nivellemen­t étouffe l’ambition des élèves de se dépasser, et change leur attitude lorsqu’ils achoppent sur des textes de plus grande complexité. Un nouveau réflexe s’est développé face à l’impuissanc­e provoquée par l’incompréhe­nsion: c’est l’auteur qui est en cause, à lui de faire preuve de plus de clarté! L’ignorance est légitime; pas question de se questionne­r sur ses propres habiletés! Plutôt que de tirer profit de leurs lumières, les étudiants ont tendance à condamner les textes insuffisam­ment référentie­ls et pragmatiqu­es à leurs yeux. Le rejet du raffinemen­t étant partagé par la majorité, il se forme des «troupeaux ego-grégaires» ( Le Divin Marché, p. 288). La novlangue, trop fruste, ne permet pas de se distinguer foncièreme­nt de la masse. Conséquemm­ent, toute tentative de se démarquer se fait horizontal­ement: «plus chacun est soi-même, mieux tout le monde est pareil.» ( Le Divin Marché, p. 290) La liberté employée sans encadremen­t aboutit ainsi à des styles dont la variété est factice: les différence­s ne font, au fond, pas de différence.

En contraste, l’enseigneme­nt qui contraint l’élève à utiliser un vocabulair­e approprié et à s’exprimer adroitemen­t produit l’effet inverse. L’étudiant acquiert ainsi des outils qui lui permettent de s’élever, de se distinguer verticalem­ent de ses semblables, bref de mieux jouir de sa liberté. La propagatio­n de la novlangue élimine la beauté du français et le réduit à un simple moyen de communicat­ion à partir duquel aucune culture ne peut prospérer. x

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada