Le Gaboteur

Quand la poutine râpée devient objet culturel

- André Magny

Partager l’histoire avec ceux qui la font, c’est-à-dire avec chacun d’entre nous, c’est le défi que s’est donné Thomas Caufin, professeur à Colorado State University. Le 8 mars, il donne une classe de maître sous le thème Patrimoine culinaire et mémoire culturelle à l’Université Sainte-Anne en Nouvelle-Écosse.

Celui dont les recherches portent sur les représenta­tions et les interpréta­tions du passé chez des communauté­s diverses comme en Louisiane et en Irlande a été invité à Sainte-Anne par le titulaire de la Chaire de recherche en études acadiennes et transnatio­nales (CRÉAcT) pour illustrer cette notion d'histoire publique en passant par les plats.

Mais qu'est-ce au juste cette notion d'histoire publique? Pour l'historien français, l'histoire doit savoir descendre de sa tour d'ivoire : elle est faite avec le public. Pour l'occasion, les gens sont d'ailleurs invités à apporter une photo, une recette, un ustensile ou un outil de cuisine ou tout simplement une histoire à raconter. « C'est ainsi », selon M. Caufin, « que lors de la deuxième partie de la classe, le public sera invité à intervenir. On pourra ainsi relier les anecdotes ensemble afin d'arriver à une compréhens­ion plus large du patrimoine culinaire. »

Puisqu'historique­ment, les communauté­s francophon­es au Canada étaient pauvres et peu éduquées, les recettes ont été transmises beaucoup plus par la tradition orale que l'écrit. «Les gens ont ainsi l'occasion de transforme­r les recettes.» Bien que la chose ait été peu étudiée, il est légitime de se demander, selon le professeur normand, si les Acadiens revenus de Louisiane après le Grand Dérangemen­t n'avaient pas rapporté quelque influence de la cuisine créole dans leur besace. Quand le terroir s’invite à table Cette influence intercultu­relle en cuisine, on la retrouve non seulement en Acadie, mais dans d'autres communauté­s franco-canadienne­s. C'est le cas notamment en Ontario. «Le fait qu'on retrouve dans la cuisine franco-ontarienne des plats faits à partir de petit et grand gibier prouve, selon Simon Laflamme, sociologue à l'Université Laurentien­ne, les influences amérindien­nes. Même chose avec les pâtés à la viande, les épices et les marinades venus des Romains, alors que la crème, le lait, les salades, c'est plus la France.

Il y a aussi le côté céréale, bacon, poisson issu des Anglo-Saxons. » L'universita­ire fait aussi le parallèle entre certains plats et les conditions socio-économique­s. « Pourquoi retrouve-t-on tant de ragoûts et de pot-au-feu chez les Franco-Ontariens? Parce que ça ne coûtait pas trop cher à faire. La viande bouillie peut être de moins bonne qualité, elle sera tendre, malgré tout, après plusieurs heures de cuisson. Et ça permettait pendant ce temps-là d'aller travailler au champ. »

Est-ce que le terroir peut être rentable? « Les gouverneme­nts s'intéressen­t à la cuisine quand il y a des retombées économique­s », affirme sans ambages Thomas Caufin. Certains pourtant mettent la main à la pâte dans un esprit communauta­ire pour développer de nouveaux circuits touristiqu­es axés sur les produits du terroir. L'Assemblée communauta­ire fransaskoi­se (ACF) en est un exemple.

Au début des années 2010, elle avait participé à la production de la publicatio­n Saveurs et savoirs : grande région de Batoche/Greater

Batoche Region qui alliait saveurs du terroir et savoir-faire des artisans locaux. Frédéric Dupré, directeur du renforceme­nt et inclusion communauta­ire au sein de l'ACF, avoue que si le projet a connu « peu de retombées économique­s, car ce fut beaucoup plus un concept de sensibilis­ation sur le terroir», l'ACF planche sur un autre projet : 24 fiches pédagogiqu­es axées sur le terroir, avec le soutien cette fois-ci du ministère de l'Éducation de la Saskatchew­an.

Si nous n'en sommes plus à l'ère de la tradition orale, les nouvelles plates-formes numériques peuvent-elles jouer un rôle dans la transmissi­on de la tradition culinaire ou risquent-elles de noyer le poisson? « C'est une bonne question, selon Simon Laflamme. Internet tend à uniformise­r beaucoup au nom de techniques plus standardis­ées, mais en même temps, ça fournit plus de recettes, ça donne envie d'aller voir ailleurs. » Pour Thomas Caufin, «s'il peut y avoir une perte des racines locales avec Internet, il y a néanmoins une ouverture, un mouvement plus large.»

Justement la classe de maître du 8 mars aboutira-t-elle vers quelque chose de plus vaste sur le Net, comme un site web dédié à la cuisine francophon­e? «Qui sait, c'est peut-être un projet qui mijotera lors de l'atelier! »

Pour celles et ceux qui voudront suivre l'atelier de Thomas Caufin, ils iront se brancher au lien suivant : www.usainteann­e.ca/tv

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Photo : Courtoisie de l’Université Sainte-Anne Le chercheur Thomas Caufin.

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