Le Gaboteur

INTRIGUES À ST.JOHN’S

CHAPITRE 9 (DEUXIÈME PARTIE)

- ÉCRIT PAR MICHEL SAVARD

Le drame !

L'ours est inquiet. Il est en territoire ennemi. Il serait volontiers resté caché sous les arbres jusqu'à la nuit s'il n'avait pas été importuné. C'est la surprise plus que la faim qui l'a poussé à attaquer puisqu'il a fait ripaille le matin même en se régalant des deux phoques descendus du Labrador avec lui sur la banquise.

Un animal au poil doré se jette alors au coeur de l'action à grand renfort d'aboiements…

- Flash ! s'écrie Patricia.

Encombré de sa proie et houspillé par deux créatures bruyantes, l'ours décide qu'il en a assez vu. Il laisse tomber Lucie, pousse un grognement et, sans demander son reste, fuit dans les bois, le labrador à ses trousses. Sans hésitation, il plonge dans le ruisseau qu'il franchit en un rien de temps, et s'enfonce dans un épais taillis de conifères. - Lucie, Patricia, on arrive ! crie l'oncle Achille.

En voyant la scène, il se précipite vers Lucie, qui gémit, allongée sur le dos. Patricia a mis son anorak replié sous sa tête. Elle pleure à chaudes larmes en répétant « Lucie… Lucie… »

Lucie a le visage crispé de douleur. L'oncle Achille, blanc comme un drap, voit une tache de sang sur le jeans déchiré, à la hauteur du genou. Il utilise sa ceinture pour faire un garrot et tente de rassurer Lucie. Il sort son cellulaire et s'éloigne un peu. Après un bref échange animé, il annonce que les secours arriveront dans une quinzaine de minutes.

Dans le ciel, les nuages s'accumulent, poussés par le vent. Au loin, on entend le ronronneme­nt d'un hélicoptèr­e.

Il est 20 h 30. Le froid traverse les vêtements. Dans le stationnem­ent de l'hôpital, Jason et l'oncle Achille se hâtent de monter dans la fourgonnet­te.

- Elle se remettra très vite, tu verras, dit l'oncle Achille.

- Mais c'est une fracture, mon oncle. Ils vont lui mettre un plâtre ! Elle sortira peut-être de l'hôpital demain, mais qui va garder les buts pour les Rafales ?

- Ne t'en fais pas… Je suis sûr que votre entraîneur va trouver une solution. Le feu de bois crépite doucement dans le salon, où Jason et son oncle sont assis devant le téléviseur. Deux tasses de chocolat chaud sont posées sur la table devant eux. - Tu sais Jason, c'est étrange. Ce qui s'est passé cet après-midi me rappelle une aventure qui m'est arrivée durant ma jeunesse et qu'on ne t'a sans doute jamais racontée. Ce n'est pas un secret, mais ton père n'aime pas qu'on en parle devant lui… Nos parents nous avaient amenés camper au parc Fundy. J'avais 14 ans et Yvon 12. Un jour, nous sommes partis en excursion avec la fille des gens qui avaient installé leur tente à côté de la nôtre. Elle devait avoir 13 ans. C'était une jolie fille, bien solide et pas peureuse. Alors qu'on faisait de l'escalade, une roche s'est détachée. La fille est tombée de quatre ou cinq mètres et sa tête a heurté le rocher. - Hein ? Qu'est-ce que vous avez fait, mon oncle ?

- Moi ? Je n'ai rien fait… J'étais si terrifié que j'ai pris les jambes à mon cou, en me disant que j'allais chercher du secours. Arrivé au camping, je n'ai d'abord rien dit. Puis, j'ai eu honte et je suis allé vers les parents de la fille.

- Et papa ?

- Yvon était resté près d'elle. Comme elle restait sans connaissan­ce, il l'a transporté sur son dos, sur une distance de quatre kilomètres. S'il ne l'avait pas fait, elle serait morte aujourd'hui.

Jason est bouche bée. Jamais il n'aurait cru que son père était un héros.

- Et la fille, qu'est-ce qu'elle est devenue ? demande-t-il.

- Ton père l'a fréquentée pendant six ans, puis ils se sont mariés ! s'esclaffe l'oncle Achille. Ils ont maintenant un beau grand garçon qui a une partie à jouer demain… Couvre-feu ! Bonne nuit mon grand. - Bonne nuit, mon oncle. Merci pour tout. Jason s'efforce de voir quelque chose dans l'épaisse brume qui enveloppe le port. C'est à peine s'il peut distinguer la lueur de quelques lampadaire­s le long des quais. La corne de brume lance son appel mélancoliq­ue à intervalle­s réguliers. En comptant les secondes entre les signaux, il finit par s'endormir.

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