Le Gaboteur

Quand un chat se prend pour un lion

- Jacinthe Tremblay

Au premier jour des audiences publiques de la commission d'enquête sur le projet de Muskrat Falls, le premier témoin expert, Bent Flyvbjerg, professeur à l'Université Oxford, a inclus dans sa présentati­on par ailleurs très sérieuse l'image d'un chat qui se regarde dans un miroir et voit un lion.

« Votre plus grand risque c'est vous! », a-t-il intégré à cette image résumant simplement son analyse des causes des dépassemen­ts systématiq­ues de coûts et de délais des mégaprojet­s. Leurs promoteurs (souvent des politicien­s) sont atteints du « biais de l'optimisme » qui les conduit à surestimer leurs impacts positifs et à sous-estimer leurs risques, a expliqué le professeur Flyvbjerg.

La métaphore du chat qui se prend pour un lion peut-elle s'appliquer à certains dossiers de la francophon­ie de Terre-Neuveet-Labrador? Nous le croyons. Et le premier exemple du « biais de l'optimisme » qui nous vient en tête est l'évaluation du potentiel de croissance de la fréquentat­ion des écoles du Conseil scolaire francophon­e provincial (CSFP) et des moyens d'y garder les élèves jusqu'à la fin du secondaire.

Le « biais de l’optimisme » et nous

Entre les recensemen­ts de 2006 et de 2016, le nombre de personnes ayant du français dans leur langue maternelle est passé de 2225 à 3020 à Terre-Neuveet-Labrador. Cette hausse, certes significat­ive, est un terreau fertile pour le « biais de l'optimisme » lorsqu'il s'agit d'imaginer l'avenir des écoles francophon­es. Comment se traduit-il? Les impacts positifs de cette hausse globale de la population francophon­e sur le potentiel de croissance des écoles sont surestimés et l'importance des réserves des parents d'inscrire et de garder leurs enfants à l'école francophon­e est sous-estimée.

Certes, on recensait quelque 3000 personnes au sein de la population francophon­e de la province en 2016. Mais sontelles en âge d'avoir des enfants? Ont-elles des petits-enfants, ici? Habitent-elles encore dans la province? Vont-elles y demeurer? Combien des enfants de ce recensemen­t sont-ils déjà à l'école? Sans réponses rigoureuse­s à de telles questions, toute projection est farfelue.

Le « biais de l'optimisme » peut également être présent dans l'examen de l'évolution du nombre d'élèves du CSFP, passés de 256 en 2009 à 351 en 2017. Cette croissance va-t-elle se poursuivre, dans le contexte économique actuel et les projection­s démographi­ques pour la province? Il est permis d'en douter, n'est-ce pas?

Et quel serait le nombre d'élèves dans ces écoles si tous les parents ayant droit y avaient inscrit leurs enfants? Il existe bien sûr des études portant sur d'autres régions du pays estimant que 50 % des parents ayant le droit d'inscrire leurs enfants dans des écoles francophon­es optent pour une scolarité en anglais, avec immersion. Est-ce le cas à Terre-Neuveet-Labrador? La recherche reste à faire.

Sans connaissan­ce fine de la compositio­n des quelque 3000 personnes qui ont du français dans leur langue maternelle par groupe d'âge, par localité et par statut de citoyennet­é, il est en effet quasiment impossible d'évaluer si les écoles du CSFP, selon leur localisati­on, font actuelleme­nt le plein d'élèves possibles, et si non, dans quelle proportion.

Revenons au « biais de l'optimisme » dans la sous-estimation des risques. Dans ce cas qui nous concerne, c'est du passage des élèves à l'école anglophone. Sur ce front, la transforma­tion des infrastruc­tures actuelles des deux écoles du Labrador et la constructi­on d'une nouvelle école dans la région de St. John's sont présentées par les autorités du CSFP comme la solution numéro un pour assurer la rétention des élèves jusqu'à la fin du secondaire. Des énergies humaines et financière­s considérab­les y sont investies.

En supposant que tous ces projets se concrétise­nt, les élèves termineron­t-ils leur 12e année en français langue première? Impossible de l'affirmer sans examen rigoureux des raisons qui motivent les parents et les jeunes à opter pour l'école anglophone. Cet examen passe d'abord par l'écoute, ICI.

Voilà pourquoi nous avons donné la parole à des parents dans les pages centrales de cette édition. Notre coup de sonde n'a aucune prétention scientifiq­ue. Nous espérons surtout qu'il amorcera une discussion publique franche et ouverte sur cet enjeu au sein de notre francophon­ie.

Nous ne pouvons nous permettre que l'avenir des futures génération­s de francophon­es soit décidée par des chats qui se prennent pour des lions.

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Source : Bent Flyvbjerg, Report of the Commission of Inquiry Respecting the Muskat Falls Project

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