Le Gaboteur

Un français inclusif sans perdre son latin

- Marc Poirier

FRANCOPRES­SE – Féminisati­on des titres, rédaction épicène, formulatio­n neutre, grammaire non sexiste, écriture inclusive : ces différents courants, tendances ou propositio­ns d’écriture ou de discours verbal visent à réduire ou éliminer de la langue française la discrimina­tion des femmes, des personnes non binaires et d’autres membres de la société, en particulie­r dans les documents ou les déclaratio­ns publiques.

La féminisati­on des titres fait partie de ces « mouvements » linguistiq­ues. Dans la Francophon­ie, le Québec a été un précurseur dans ce domaine.

C'est en 1977 que l'Office québécois de la langue française (OQLF) a produit un avis en ce sens. On a alors confié la tâche à une jeune terminolog­ue, qui n'était nulle autre que Marie-Éva de Villers, linguiste et lexicograp­he bien connue, autrice du Multidicti­onnaire de la langue française.

Elle raconte que la question de la féminisati­on s'est posée lorsque le Parti québécois est arrivé au pouvoir, en 1976. Plusieurs femmes avaient été élues et nommées au Cabinet, dont une certaine Lise Payette qui voulait se faire appeler « Madame la Ministre ».

« L'Assemblée nationale avait demandé un avis officiel à l'Office québécois de la langue française à savoir si c'était possible de le faire, explique Madame de Villers. Il y avait aussi des femmes qui avaient été élues députées et qui voulaient se faire nommer “députées” (et non “députés”) ».

L'avis recommanda­nt la féminisati­on des titres a fait école et la pratique s'est largement répandue depuis dans la société québécoise et dans la francophon­ie canadienne.

En France, il aura cependant fallu plus de 40 ans pour que l'Académie française emboîte le pas et donne finalement, en février 2019, son « imprimatur » à la féminisati­on des profession­s.

Pourtant, seulement cinq ans plus tôt, en 2014, cette même Académie déclarait s'opposer vivement à cette féminisati­on qui, selon elle, « tend à imposer, parfois contre le voeu des intéressée­s, des formes telles que professeur­e, recteure, sapeuse-pompière, auteure, ingénieure, procureure […] qui sont contraires aux règles ordinaires de dérivation et constituen­t de véritables barbarisme­s ».

« Le masculin l’emporte »… vraiment?

Féminiser des titres de profession est une chose; rendre toute une langue non sexiste en est une autre. Différents courants et écoles de pensée circulent, mais semblent partager un but commun : se débarrasse­r de la célèbre règle de grammaire voulant que « le masculin l'emporte sur le féminin ».

Tous les linguistes le répètent : cette « règle » voulant entre autres qu'on accorde au masculin un adjectif qualifiant plusieurs noms de genres différents (les souliers et les chaussures sont beaux) est relativeme­nt récente.

Pour la linguiste Céline Labrosse, autrice des livres Pour une grammaire non sexiste et Pour une langue française non sexiste, c'est l'ennemi à abattre. « Comment ça se fait qu'aujourd'hui, on enseigne encore cela dans les écoles à l'échelle de la Francophon­ie? C'est impensable pour moi. »

On impute généraleme­nt cette « règle » au grammairie­n Claude Favre Vaugelas, l'un des premiers membres de l'Académie française qui, dans ses Remarques sur la langue française, publiées en 1647, déclarait que « le masculin étant le plus noble, il doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble ».

Au cours de recherches en France, Céline Labrosse a découvert que, 120 ans plus tard, le grammairie­n Nicolas Beauzée était allé encore plus loin en affirmant que « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorit­é du mâle sur la femelle ».

Dégenrer, mais comment?

Pas facile de déconstrui­re un système linguistiq­ue vieux de 400 ans. Et tous les experts ne s'entendent pas sur la façon de « dégenrer » ou d'égaliser les communicat­ions.

En 1996, l'OQLF poussait plus loin la féminisati­on des titres en proposant par exemple « mannequine » comme féminin de mannequin, « substitute », « commise » ou encore « metteuse en scène ».

Cette volonté de féminiser les titres d'occupation qui étaient épicènes agace Céline Labrosse. « Ce n'est pas nécessaire de dire factrice et metteuse en scène; le plus important, c'est qu'il y ait un déterminan­t – un, une. » La linguiste indique que 29 % de ces titres sont épicènes, comme journalist­e, notaire, bibliothéc­aire, médecin, etc.

Certains vont jusqu'à proposer de féminiser le mot « membre » pour dire « membresse », ou encore de trouver de nouvelles formulatio­ns pour que les gens non binaires ne se sentent pas marginalis­és, en adoptant par exemple « Mondame » au lieu de Monsieur et Madame.

Pour Marie-Éva de Villers, c'est aller trop loin. « Je ne sais pas ce que ça va devenir, mais ça va être rejeté par la population parce que ce sera illisible. On n'atteindra pas l'objectif recherché. Ça va être un rejet, alors que la féminisati­on s'est faite harmonieus­ement. »

Doublets, proximité et neutralité

La rédaction non sexiste, c'est aussi la pratique du « doublet », par laquelle on utilise les formes féminine et masculine (les Canadienne­s et les Canadiens). À savoir si l'on place le masculin avant le féminin, cela ne fait pas l'unanimité en raison de la règle de l'accord de proximité.

Celle-ci veut que l'accord d'un adjectif se fasse avec le nom le plus près. Ainsi, si l'on dit : « Les Canadienne­s et les Canadiens instruits », le qualificat­if «instruits» est au masculin puisqu'il s'accorde avec le nom le plus proche auquel il se rattache, soit « Canadiens ». Certains souhaitera­ient que l'on applique cette règle si le féminin vient en second, comme dans ce doublet : « Les Canadiens et les Canadienne­s instruites ».

L'OQLF souligne que « bien que cet accord ne soit pas incorrect grammatica­lement », elle ne recommande pas cette façon de faire parce qu'elle peut entraîner la confusion, puisqu'on pourrait comprendre que l'accord féminin ne réfère qu'aux femmes.

Comme le doublet n'est pas une pratique courante et que la forme féminine est souvent omise faute d'espace, on recommande souvent l'écriture neutre. Elle consiste ici à utiliser des formulatio­ns qui contournen­t le problème. Au lieu de « les Canadiens et les Canadienne­s », on dirait alors « la population canadienne ».

Au lieu de dire « Êtes-vous citoyenne canadienne ou citoyen canadien? », on peut remplacer par « Avez-vous la citoyennet­é canadienne? ».

Enfin, il y a la pratique déjà répandue du « doublet abrégé », qui consiste à remplacer l'appellatio­n féminine en ajoutant par exemple un «e» au moyen d'un point, d'une parenthèse, d'une barre oblique ou de le placer en majuscule. Au lieu d'écrire « l'enseignant et l'enseignant­e », on optera pour « l'enseignant. e. », « l'enseignant­E », « l'enseignant(e) » ou « l'enseignant-e ».

Évidemment, c'est une option qui ne peut se faire qu'à l'écrit.

La rédaction épicène se répand

Depuis les années 1990, des guides ou des politiques sur la rédaction non sexiste ont été adoptés par quelques université­s (UQAM, Sherbrooke, Université du Québec à Rimouski) et par les villes de Québec, Lévis, Sherbrooke et Gatineau.

Les démarches de la Ville de Montréal pour se doter d'une telle politique en ont fait sourciller certains récemment. Il a été dévoilé que les instances devant formuler des recommanda­tions quant au futur guide de communicat­ions plus inclusives ont fait appel à deux spécialist­es de l'Université McGill, Suzanne Zaccour et Michaël Lessard, auteurs du livre Grammaire non sexiste de la langue française.

« Je ne comprends pas pourquoi ils ont fait appel à ces deux professeur­s de McGill qui ne sont pas des linguistes, souligne Marie-Éva de Villers. Tout ça est déjà fait depuis longtemps et publié dans le site de l'Office québécois de langue française. »

Michaël Lessard assure que sa collègue et lui n'ont fait que présenter les grandes lignes de leur livre et que celui-ci « ne propose pas une manière de faire, mais vise à recenser les différents usages. »

Selon lui, la Ville de Montréal va surtout se fier aux directives de l'OQLF.

La langue française étant un éternel débat, celui sur la rédaction épicène risque de se poursuivre encore longtemps.

Michaël Lessard a toutefois bon espoir que plusieurs changement­s finissent par s'imposer. « Ce qui est certain, à tout le moins, c'est qu'on n'ira plus à la règle de base voulant que “le masculin l'emporte sur le féminin”. Je crois que le mouvement est trop fort pour qu'on imagine que ça retourne vers cette règle-là. C'est vraiment dans les prochaines années qu'on pourra voir comment l'usage va se stabiliser sur les stratégies d'emploi du féminin. »

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Photo : Daniel McCullough (Unsplash)

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