Le Gaboteur

Les grands esprits rabougris par la pandémie?

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Avec la suspension des cours universita­ires en présentiel, la fermeture des laboratoir­es, l’annulation ou le report du travail de terrain, le domaine de la recherche scientifiq­ue fait face à d’importants défis depuis le début de l’état d’urgence sanitaire déclaré en mars dernier. La science sur pause, vraiment? Une archéologu­e, un écologiste forestier et une étudiante au doctorat du Marine Institute, racontent au Gaboteur comment ils se sont adaptés pour que leurs recherches puissent continuer. COLINE TISSERAND

CATHERINE LOSIER « Être créatif pour moduler ses recherches »

Sacs de tessons, vaisselles cassées, plats en terre cuite, pipe à fumer ou encore vieux hameçons font partie des artefacts trouvés à Saint-Pierre-et-Miquelon par l'équipe de fouille dirigée par Catherine Losier, chercheuse francophon­e à l'Université Memorial de St John's, et originaire de Fermont. En raison de la situation actuelle, elle n'a malheureus­ement pour l'instant pas accès à ces artefacts pour les analyser.

« En fonction de l'évolution de la situation, il se pourrait qu'on puisse accéder aux laboratoir­es de l'université cet été, où se trouve une partie de cette collection d'artefacts ramassés à l'anse à Bertrand en 2017 et 2018. Je suis également en discussion avec les collaborat­eurs du musée de Saint-Pierre pour faire envoyer le reste de la collection qui se trouve là-bas, » explique Catherine Losier, chercheuse spécialist­e en l'archéologi­e historique.

Ainsi, à défaut de pouvoir poursuivre ses fouilles sur le site archéologi­que de Saint-Pierre cet été, Catherine Losier et son équipe d'étudiantes vont en profiter pour faire une analyse poussée des données déjà récoltées. « Ces tempsci, on est en train de rattraper le temps perdu. Au lieu d'aller sur le terrain pour générer des nouvelles données qu'il faudrait ensuite analyser, on a plus le temps de se pencher sur les données déjà existantes. » Ainsi, l'équipe analyse les données existantes plus en profondeur, ou à la lumière de nouvelles questions de recherche. Ces travaux leur permettent de préparer et d'écrire de nouveaux articles pour des publicatio­ns.

S'il a fallu se réorganise­r au début, la recherche a pu ensuite bel et bien suivre son cours. « Cela permet de faire un spin-off de certains projets, en faisant d'autres choses avec les données qu'on a déjà. Il faut être un peu plus créatif, mais on a les ressources pour moduler nos recherches et faire des projets que l'on n'aurait peut-être pas faits autrement, » explique la chercheuse francophon­e, spécialist­e de l'histoire coloniale des anciennes colonies françaises.

Ainsi, grâce à une opportunit­é de financemen­t, un projet de recherche sur la période de la prohibitio­n au 20e siècle vue par les données archéologi­ques de Saint-Pierre a pu voir le jour, permettant de compenser le travail de terrain annulé. Et ce, en se basant sur des données déjà récoltées. Ce temps « bonus », Catherine Losier le compare en plaisantan­t avec certaines personnes qui profitent du temps ralenti de la pandémie pour faire des rénovation­s dans leur maison.

La situation actuelle n'est donc pas trop critique pour les recherches qu'elle mène avec ses étudiantes actuelleme­nt au doctorat, à la maîtrise ou au baccalauré­at. « Je pense que je serais vraiment plus stressée pour mes étudiantes si leur thèse dépendait des données qu'on devait récolter cette année...mais ce n'est pas le cas. Mes étudiantes et moi sommes dans une bonne position malgré le contexte de la pandémie. Par contre, si je ne peux pas aller sur le terrain l'année prochaine, je ne tiendrai peut-être pas le même discours! » Faire le plus que l'on peut avec les données qu'on a déjà, c'est en fait très responsabl­e pour un archéologu­e, précise la chercheuse: « lorsqu'on fouille un site archéologi­que, on le détruit, on ne peut plus le fouiller par la suite. »

Catherine Losier reste donc positive par rapport à la situation. C'est surtout l'enseigneme­nt aux étudiants qui la préoccupe le plus: « J'ai trouvé cela difficile de faire une transition avec les cours en ligne pour la session d'hiver, car l'adaptation a dû se faire presque du jour au lendemain. » L'école des fouilles qu'elle propose à Saint-Pierre cet été ne peut pas se faire en ligne, puisque c'est un enseigneme­nt de terrain. « Je m'inquiète de l'impact sur la formation des futurs étudiants gradués. C'est un cycle de formation complet qui passe à la trappe pour eux. »

Que révèle donc l'analyse des fouilles et des archives de Saint-Pierre? En étudiant l'environnem­ent matériel des pêcheurs établis et les objets utilisés au quotidien, il est possible de comprendre comment les colonies se soutenaien­t entre elles, et ainsi comprendre le fonctionne­ment du système colonial français.

Les expérience­s de travail dans les îles de Guyanne, Martinique, Mayotte, de la Réunion, et maintenant à Saint-Pierre, permettent à Catherine Losier d'avoir une perspectiv­e plus élargie sur le commerce du poisson qui se déroulait à l'anse à Bertrand : « Certes une partie du poisson était expédiée en Europe, mais il y avait aussi un commerce important avec les Antilles françaises, et les États-Unis, » détaille l'archéologu­e.

Retracer l'origine des objets retrouvés sur l'archipel français aide à reconstrui­re le réseau commercial. Le lien privilégié de Saint-Pierre-et-Miquelon avec la Normandie et la Bretagne au 18e siècle a par exemple été mis en lumière avec la trouvaille d'objets typiques tels la céramique bretonne et les bouteilles de grains normands retrouvés sur le site de fouilles. A partir du 19e siècle, le réseau d'approvisio­nnement se modifie: des contenants d'alcools en grès, en plus des archives des bateaux enregistré­s à l'archipel, indiquent un commerce avec les États-Unis.

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Photo: Courtoisie de Catherine Losier
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Photo : Catherine Losier / Archives du Gaboteur

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