Le Gaboteur

« No Justice No Peace »

- Patrick Renaud Étudiant à l’Université Memorial de Terre-Neuve

Le 25 mai dernier, George Floyd est tué lors d'une euphémique « interventi­on policière » à Minneapoli­s. Depuis, les États-Unis sont littéralem­ent « à feu et à sang », traversés par des soulèvemen­ts, des révoltes, des manifestat­ions. Qu'elles soient pacifiques ou non, ces dernières sont durement réprimées par les « forces de l'ordre ». Le président ne fait rien pour apaiser les tensions, bien au contraire, allant même jusqu'à gazer des manifestan­ts pour se permettre une session-photo devant une église de Washington, bible en main. Le message évangéliqu­e d’amour et de justice réduit à n'être qu'un accessoire dans une mise en scène politique grotesque.

La mort de George Floyd, bien qu'elle soit une tragédie typiquemen­t américaine, résonne bien au-delà des frontières de la supposée première puissance mondiale, et notamment au Canada. St. John's ne fait pas, en ce sens, figure d'exception. Samedi, le 6 juin, des milliers de personnes se sont rassemblée­s en face du Confederat­ion Building, répondant ainsi à l'appel du groupe nouvelleme­nt formé Black Lives Matter NL.

UNE RÉALITÉ BIEN CANADIENNE...

Il ne faut pas, cependant s'y tromper: la manifestat­ion du 6 juin à St. John's n'est pas seulement un simple écho de ce qui se passe aux États-Unis. Le rassemblem­ent, certes, répond bel et bien à un devoir de solidarité avec nos frères et soeurs américains, mais il ne s'agit pas seulement de cela. Il est également porteur d'une « expérience partagée » typiquemen­t canadienne. Si la mort de George Floyd résonne ici, si certains slogans nés des soulèvemen­ts américains résonnent ici (« Black Lives Matter, » « No Justice, no Peace, » et désormais « I can't breathe »), peut-être faut-il commencer continuer, insister - à se demander pourquoi.

Pourquoi les population­s noires et amérindien­nes sont-elles, à ce point, surreprése­ntées dans le système carcéral à la fois provincial et fédéral? Pourquoi est-il beaucoup plus probable, pour ces population­s, d'être apostrophé­es par un « agent de la paix » ou un « gardien de l'ordre, » comme si, naturellem­ent, ces population­s constituai­ent une menace à la paix ou à l'ordre social? Pourquoi est-il plus difficile lorsqu'on porte un nom « étranger » d'avoir accès à un logement, ou d'être convoqué pour une entrevue?

Ces questions sont essentiell­es puisqu'elles mettent en lumière la fragilité des fondations sur lesquelles reposent notre paix et notre ordre sociaux. Ces questions en suggèrent une autre: l'ordre et la paix sont-ils désirables s'ils fabriquent, en même temps, de l'exclusion, de la marginalis­ation, de la violence et des cadavres? Et que fait-on de cet ordre et de cette paix lorsqu'une partie de la population s'assemble pour dire qu'elle ne peut plus respirer?

VISIBILITÉ ET INJUSTICE

Certains s'inquiètent de l'ampleur que prend le mouvement Black Lives Matter, non seulement aux États-Unis, mais aussi, en France et au Canada, notamment. Ils sont inquiets, car ils y voient un retour de la catégorie de « race » en politique.

Le rassemblem­ent du 6 juin ainsi que les manifestat­ions des dernières semaines offrent une réponse bien simple. Il n'y a pas de « retour » de la catégorie de race puisque la question raciale n'a jamais disparu. Elle n'a jamais disparu dans la mesure même où elle se manifeste, au quotidien, entre autres, dans ce tissu d'expérience­s mentionnée­s ci-haut: des insultes, des regards, des interactio­ns avec la police, des frustratio­ns profession­nelles, des inégalités des opportunit­és. C'est à travers ces expérience­s qu'un bon nombre de nos concitoyen­s sont constammen­t ramenés à la couleur de leur peau, qu'ils sont « racialisés ».

Une expression linguistiq­ue assez commune est, en ce sens, particuliè­rement parlante: celle de « minorité visible. » La question est: visible pour qui? Un regard rapide sur les statistiqu­es et sur l'actualité récente offre un élément de réponse: visible pour la police et pour la prison. Il est important, en ce sens, de reconnaîtr­e la dimension visuelle ou esthétique de la question raciale: au Canada, certains corps sont, tout simplement, vus et perçus comme étant dangereux et suspects, alors que d'autres corps sont perçus et vus comme étant neutres, inoffensif­s et normaux. La présomptio­n d'innocence (ou de culpabilit­é) est aussi affaire de regards et d'interpella­tions.

Le rassemblem­ent du 6 juin fut l'occasion d'un autre type de visibilité: des corps non pas dangereux ou suspects, mais traversés par un désir de justice, traversés par des paroles inspirante­s et inspirées; des corps habités par des expérience­s et une colère juste, des corps qui sont porteurs d'idées et d'idéaux politiques; des corps qui sont, pour reprendre les mots d'une des orateurs, « fatigués d'être fatigués » et qui ne veulent plus être simplement vus et scrutés, mais entendus et écoutés.

Ne pas écouter ces voix revient à accepter et à cautionner une forme de « distanciat­ion sociale » qui, elle, ne sauve la vie de personnes, mais qui, bien au contraire, tue autant qu'elle fait souffrir.

 ?? Photo : Koshu Kunii (Unsplash) ??
Photo : Koshu Kunii (Unsplash)

Newspapers in French

Newspapers from Canada