Le Gaboteur

La crise comme espace d’expériment­ations collective­s

- Patrick Renaud Étudiant à l’Université Memorial de Terre-Neuve

Il y a deux semaines, je rappelais une distinctio­n que fait Aristote entre deux manières de penser l'économie: l'économie domestique qui assure à l'homme une existence heureuse; et la chrématist­ique qui vise une accumulati­on sans fin des richesses et de la propriété. La pandémie nous a permis de vérifier que nos sociétés favorisent cette seconde manière de concevoir l'économie. Jeff Bezos est bien entendu la figure exemplaire de ce favoritism­e, lui dont la richesse personnell­e dépasse désormais les 180 milliards de dollars.

Une autre intuition d'Aristote, toute aussi importante, est que les sociétés sont divisées en deux classes, les riches et les pauvres, et qu'une dramatisat­ion de cette division ne peut mener qu'à une dégradatio­n du tissu social.

Or, si de nombreux chercheurs, politologu­es, sociologue­s et économiste­s ont pu observer depuis au moins les années 1980 un creusement généralisé de l'écart entre riches et pauvres, la crise sanitaire a considérab­lement dramatisé cette tendance.

Beaucoup se sont retrouvés sans emploi et beaucoup de ceux qui ont pu garder leur travail ont dû l'exercer dans des conditions très difficiles. Tout ça alors que les milliardai­res, eux, s'enrichisse­nt.

L’EXPÉRIENCE DE LA GRÈVE

Certains travailleu­rs ont reconnu ce que leurs conditions avaient d'inadmissib­les et ont essayé d'améliorer leur sort par la grève. Si certaines de ces grèves ont mené à des avancées intéressan­tes, d'autres ont accouché d'une souris. Je pense notamment à la grève des employés de Dominion qui ont accepté de retourner au travail après 12 semaines de grève. Le fruit de leur lutte: une maigre augmentati­on de salaire et une carte-cadeau; des miettes et du mépris.

Certains en déduiront que la grève aura été inutile ou même nuisible. Ce serait oublier que ces travailleu­rs et travailleu­ses avaient raison de faire la grève et d'exiger la reconnaiss­ance de la juste valeur de leur travail. Ce serait oublier aussi qu'ils ont encore raison; et ce, malgré la déception qui accompagne toute défaite.

LE REVENU MINIMUM GARANTI,

UNE EXPÉRIENCE AVANT-GARDISTE?

Un autre mouvement peut également s'observer ces jours-ci, alors que les partis provinciau­x ont accepté d'étudier les pros and cons d'un revenu minimum garanti (RMG). L'idée est simple: s'assurer que tous les citoyens de la province aient un revenu de base, assuré par l'État, leur permettant d'assurer leurs besoins de base: logement,

vêtement, nourriture, transport.

L'opposition a une telle idée s'organise autour de deux objections, l'une économique, l'autre morale. C'est la seconde objection qui m'intéresser­a ici et elle va à peu près ainsi: si on offre un revenu garanti, personne ne voudra travailler. Tout le monde ne fera que «jouer au bingo,» pour reprendre un exemple entendu sur les open lines. Ce type de commentair­es est très fréquent et s'articule à partir de deux présupposi­tions.

Tout d'abord il y a la valorisati­on du travail qui est un élément indéniable de notre culture. La rhétorique politique s'en empare bien sûr lorsque les politicien­s disent travailler pour les familles qui travaillen­t et les hardworkin­g Canadians. Nous croyons tous à la modernité de nos valeurs, mais de fait, cette valorisati­on du travail et ce proverbial «amour du travail bien fait» sont très anciens. Pensons au Dieu de la Genèse qui, devant le fruit de son travail créatif, «voit que cela est bon». Le travail est humain, mais il est aussi divin.

Cette valorisati­on du travail n'est pas, cependant, sans conséquenc­e.

Elle précarise dans les faits le simple droit à la subsistanc­e. En effet, le droit à la vie (le droit de se nourrir, de se loger, de s'habiller) devient rapidement conditionn­el à un devoir de travailler. Croyance moderne, mais ancienne aussi: «Que si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus,» disent d'une même voix Saint-Paul, Lénine et certains de nos concitoyen­s.

Ce devoir de travailler qui précarise le simple droit à la subsistanc­e s'exprime de plusieurs manières: la culpabilis­ation de ceux et celles qui, pour une raison ou une autre, ne travaillen­t pas; le fait d'accepter qu'un salaire minimum ne soit même pas un salaire de subsistanc­e; mais aussi l'idée que le travail salarié est la voie royale de l'intégratio­n et de la participat­ion sociales. Hors du travail, point de salut...ni de souper.

Car c'est de cela aussi qu'on parle aujourd'hui: une partie non-négligeabl­e et grandissan­te de la population qui continue à vivre dans une situation de précarité alimentair­e et matérielle soit parce qu'ils ne peuvent pas se trouver du travail, soit parce qu'ils travaillen­t pour un salaire de misère. Et nos concitoyen­s ne sont pas tout simplement pauvres, mais prisonnier­s de cette pauvreté; prisonnier­s et condamnés à vivre à coup de miettes salariales et de cartes-cadeaux...

DOMESTIQUE­R L’ÉCONOMIE

D'où l'importance, face à cet état de fait, de ces idées - comme le RMG, mais pas seulement - qui tentent justement de domestique­r l'économie. Car non, le droit à la simple subsistanc­e n'est pas conditionn­el à un quelconque devoir. Et oui, le travail est une chose à valoriser, mais pas absolument.

Qui sait ce que nous ferons lorsque, collective­ment, nous ne serons plus forcés de travailler pour vivre et jouir un petit peu le soir devant Netflix parce que nous sommes trop épuisés par le travail? Qui sait...Peut-être déciderons-nous d'oeuvrer afin de créer une vie commune qui n'aspire pas à une «accumulati­on infinie de richesses et de propriété,» mais à une «existence heureuse» pour tous.

En ce sens, le RMG nous rappelle ce qui pourtant devrait être une évidence: que pour travailler, oeuvrer et donner, il faut avoir le ventre plein. Que des poches infiniment pleines d'une minorité se remplissen­t alors qu'il y a des ventres beaucoup plus nombreux qui eux se vident. Et que la faim peut justifier des moyens.

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