Le Gaboteur

Réinventer le théâtre avec The Power of One

- Coline Tisserand INITIATIVE DE JOURNALISM­E LOCAL – APF – ATLANTIQUE

Le concept: 40 monologues de Shakespear­e, joués par 40 acteurs différents, dans 40 endroits divers de Terre-Neuve-et-Labrador. Voilà l'idée du projet virtuel The Power of One, lancé en septembre 2020 par l'équipe du Perchance Theater. Comment réinventer le théâtre lorsqu'on se retrouve face à une pandémie? Rencontre avec Danielle Irvine, directrice artistique du Perchance Theater depuis 2014, et récemment lauréate du Prix ArtsNL de la meilleure réalisatio­n artistique.

«Mad world! mad kings! (Monde insensé! rois insensés! Acte 2, scène 1, Roi Jean).» Ces mots, écrits il y a plus de 400 ans par Shakespear­e, ont une résonance étrangemen­t actuelle dans la bouche de la comédienne Rhona Bucha. Elle déclamait ces vers le 3 novembre dernier, depuis «le toit du monde», surnom donné à un endroit proche de la Bay d'Espoir - qui devient la Bay Despair, lorsque prononcée en anglais. Le jour même, les Américains se rendaient aux urnes pour élire un nouveau président.

Ce monologue et cette date n'ont pas été choisis au hasard par Danielle Irvine, directrice artistique du projet The Power

of One : «L'histoire passée et les dates actuelles fonctionne­nt comme des points d'ancrage pour les différents monologues», résume-t-elle. Chaque mardi, depuis septembre dernier, un nouveau monologue de Shakespear­e est mis en ligne sur le site Internet et la page Facebook du Perchance Theater. «Par exemple, le monologue interprété par Alan Doyle a été publié le 25 octobre. En 1415, la bataille d'Azincourt en France, évoqué dans cet extrait de la pièce shakespear­ienne Henry V, avait lieu le même jour.»

Dans ce monologue, on peut voir le célèbre musicien terre-neuvien réciter les mots de Shakespear­e au milieu des ruines de la station radar de Red Cliff, vestiges de la guerre froide dans la province. Une atmosphère de guerre se dégage de l'endroit, tout à fait propice au discours de combattant du personnage d'Henri V. Et pour cause : les lieux où sont tournées les performanc­es ne sont pas non plus choisis au hasard.

Le pouvoir d'une voix pour changer le monde

«Le but est de marier l'histoire de la province avec des monologues de Shakespear­e.

Cela permet de voir les monologues avec des yeux nouveaux. On peut explorer la culture et l'histoire de la province, sa géographie, tout en faisant une connexion avec le texte et la poésie de Shakespear­e», explique Danielle Irvine. C'est grâce à son passage en 'immersion française, «il y a plus de 35 ans maintenant», et ses séjours à Montréal que la Terre-Neuvienne d'origine peut s'exprimer avec nous dans un français tout à fait correcte, bien qu'elle le juge elle-même un peu «rouillé».

L'idée de The Power of One prend forme dès avril 2020, et répond à un besoin d'agir ou de réagir face à la situation incertaine provoquée par la pandémie. «En mars et avril, je trouvais la situation terrifiant­e et difficile. J'ai eu beaucoup de conversati­ons avec les autres compagnies (de théâtre), on se disait: "on est tristes, on a peur, mais on est ensemble". On sentait qu'il fallait faire quelque chose. En tant qu'artistes, on était forcés de faire quelque chose, car on avait besoin de comprendre et donner un sens à ce qui se passait», raconte la directrice artistique.

Ce projet de grande envergure - de la superficie de la province, soit plus de 300 000 km² - est donc une réponse à la pandémie et à l'obligation de réinventer le théâtre. «Bien que j'aie beaucoup travaillé avec Zoom pour des répétition­s de théâtre, j'ai rapidement exclu l'idée de l'utiliser pour des représenta­tions publiques. Ce n'est pas un lieu pour offrir une expérience de théâtre optimale au public», souligne Danielle Irvine.

Que proposer aux spectateur­s en période de pandémie, à la place d'une saison d'été du Perchance Theater complèteme­nt en ligne sur Zoom? Le théâtre, situé à Cupids - une communauté de quelque 700 habitants au nord-ouest de St. John's est un lieu artistique ouvert, sans toit. Il s'inspire du théâtre du Globe de Shakespear­e de Londres, et fonctionne normalemen­t pendant tout l'été.

Habituelle­ment, le Perchance Theater organise une activité de financemen­t annuelle dans plusieurs jardins de Cupids. C'est au public d'explorer ces différents lieux pour découvrir les performanc­es des comédiens. Ce format particulie­r a séduit Danielle Irvine et a été son point de départ du projet actuel. «Je me suis dit: "OK, je peux faire ça avec des comédiens, mais dans toute la province!"», se souvient la directrice. C'est de cette réflexion que The

Power of one, «le pouvoir d'une personne, d'une voix, pour changer le monde, pour changer le coeur», est né.

Célébrer les talents de la province

Dresser une liste de 40 artistes a été un jeu d'enfant pour cette ancienne directrice de distributi­on à la télévision et au cinéma. L'important était de célébrer les talents tout autour de la province, et pas seulement les artistes basés à St. John's. «Je voulais faire un snapshot de la diversité des artistes de notre province. Jeunes comédiens, artistes plus expériment­és, personnes de St. John's ou plus éloignées... Montrer la diversité en termes d'âge, d'ethnicité, ou de location», commente Danielle Irvine.

Quant aux choix des 40 monologues, l'artiste a fait appel à l'expertise de l'universita­ire Michael Nolan, spécialist­e du théâtre élisabétha­in. Une première liste a vu le jour au fil de leurs discussion­s, mais elle s'est modifiée aux contacts des comédiens, des événements ou encore des inspiratio­ns. Ces changement­s font partie du processus de création artistique, et Danielle Irvine n'a pas peur de les provoquer elle-même. «Deux jours avant d'aller tourner le monologue de la comédienne Elizabeth Hicks dans le sud de l'île comme c'était planifié, j'ai changé d'avis, et je me suis dit qu'il fallait plutôt le tourner sur le toit de la Cour suprême de la province, à St. John's. L'inspiratio­n est venue comme ça, d'un coup», se souvient-elle.

C'est sans compter sur l'aide et de l'expertise précieuses de Laura Bruijns, qui s'occupe de la logistique des tournages. «Moi j'ai les grandes idées dans ma tête, et Laura s'occupe de les rendre concrètes.» Les changement­s de dernière minute? «She is rolling with it,» nous répond spontanéme­nt en anglais Danielle Irvine avec un sourire. Les grandes distances de la province sont un autre défi logistique pour les tournages: «C'est si grand ici ! Pour les monologues situés au Labrador, les répétition­s se sont faites par Zoom, et la prise de son et d'images par des personnes locales.» Tom Cochrane, photograph­e et vidéaste, se charge de son côté des tournages sur la côte ouest. Côté Est, c'est Jamie Skidmore, directeur de la photograph­ie, en plus d'être le monteur des courts métrages, qui s'en occupe.

Scénograph­ie grandeur nature

Le plus grand défi du projet reste la prise d'images et la prise de son à l'extérieur. Le financemen­t provincial accordé au projet au début de l'automne a permis au théâtre d'embaucher une équipe profession­nelle de production, et de s'équiper d'un drone pour capturer la beauté de la province. Il faut cependant faire avec les aléas de la météo terre-neuvienne, notamment le vent. «On a perdu un drone sur l'un des tournages il y a quelques semaines. Il a complèteme­nt été emporté par le vent !» confirme Danielle Irvine.

Que ce soit le parc provincial Dungeon sur la péninsule de Bonavista, les sentiers de randonnée de la East Coast Trail, le cimetière de Cow Head, ou encore le plus long pont à chevalets de l'île qui traverse la rivière Exploits, les comédiens se retrouvent dans des décors grandeur nature les plus époustoufl­ants les uns que les autres. Pour Danielle Irvine, c'est un travail de scénograph­ie un peu différent de celui qu'elle pratique habituelle­ment dans un théâtre «normal». Avec The Power of One, elle fait de la scénograph­ie à la grandeur de TerreNeuve-et-Labrador.

Le processus de réflexion artistique reste cependant assez similaire. «Le lieu pour chaque monologue est choisi, soit pour une raison symbolique, soit pour une raison réaliste», détaille la directrice artistique. Les lieux sont donc porteurs d'un sens symbolique ou plus réel et concret. Ainsi, le pont de Bishops Falls, au milieu duquel se trouve le comédien Stephen Oate, représente le tirailleme­nt tendu du soldat Coriolan, coincé entre deux mondes dans la pièce shakespear­ienne du même nom.

Théâtre shakespear­ien accessible pour tous

Chaque mardi, le public peut donc découvrir un nouveau monologue, dans un nouveau lieu et joué par un nouvel acteur. Le 13e a été mis en ligne tout récemment. Et les commentair­es des spectateur­s sont positifs. « Certains me téléphonen­t directemen­t... Je pensais qu'on aurait 200 ou 300 personnes qui visionnera­ient les monologues, mais certaines vidéos ont atteint plus de 20 000 vues!», se réjouit Danielle Irvine.

The Power of One permet de rendre le théâtre et le travail de Shakespear­e accessible­s gratuiteme­nt à tous. «C'est certain que ça attire des gens qui n'iraient pas forcément au théâtre.» Quatre cents ans plus tard, Shakespear­e continue de nous parler et de nous toucher : «Il parle des expérience­s humaines comme l'amour, des expérience­s qui n'ont aujourd'hui pas changé», ajoute la directrice artistique. Inclure des artistes renommés dans le projet, tels le musicien Alan Doyle, l'actrice canadienne Rhiannon Morgan ou encore le comédien expériment­é Greg Malone, permet d'attirer un public plus large. «Par leur intermédia­ire, le public peut ensuite découvrir d'autres comédiens qu'ils ne connaissai­ent pas forcément avant.»

Si les noms des prochains artistes et des prochains monologues restent secrets jusqu'à leur publicatio­n, Danielle Irvine nous donne quelques indices pour l'année 2021. «Des monologues seront tournés au Labrador, dont un en langue inuktitute», glisse-t-elle. «Au printemps, on pourra également découvrir une scène tournée à Castle Hill, le Fort de Plaisance, ville fondée par la France. «Je ne vous dis pas quel est le personnage shakespear­ien qui a été choisi pour cette vidéo, mais le but était de faire un lien avec l'histoire française de la province.»

La directrice artistique gardera donc le secret. «C'est une manière de reproduire le suspens qu'on a habituelle­ment au théâtre, quand le public découvre l'histoire au fur et à mesure de la pièce.» Il vous faudra donc garder l'oeil bien ouvert sur ce projet ce printemps si vous voulez en savoir plus!

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Photo: Courtoisie de Perchance Theater Paul Ewan Wilson en plein tournage de son monologue sur le sentier Bare Mountain, proche de Clarenvill­e.
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Photo: Coline Tisserand (Capture d'écran) Le musicien terre-neuvien Alan Doyle, interprète Henry V dans les ruines de la guerre froide à Red Cliff.
 ?? Photo: Courtoisie de Perchance Theater ?? Sur le tournage du monologue tiré de Coriolan, interprété par Stephen Oates. Le pont à chevalets qui surplombe la rivière Exploits, vers Bishops Falls, est le plus long de Terre-Neuve. Il mesure environ 283 mètres (927 pieds).
Photo: Courtoisie de Perchance Theater Sur le tournage du monologue tiré de Coriolan, interprété par Stephen Oates. Le pont à chevalets qui surplombe la rivière Exploits, vers Bishops Falls, est le plus long de Terre-Neuve. Il mesure environ 283 mètres (927 pieds).

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