Le Gaboteur

Qu’en est-il de l’intériorit­é

- Patrick Renaud Étudiant à l’Université Memorial de Terre-Neuve

Beaucoup, moi y compris, ont souhaité pouvoir en finir avec 2020; pouvoir en sortir, comme si le fait de franchir le seuil indiqué par la journée du 1er janvier allait changer quoi que ce soit. «Franchir le seuil». «S’en sortir». Des métaphores spatiales. Oui, en 2020, il semble que nos expérience­s se sont retrouvées entièremen­t prises - voire prisonnièr­es - d’une querelle spatiale, d’une pas toujours heureuse dialectiqu­e du dehors et du dedans1, de l’ici et de l’ailleurs. Quel apprentiss­age peut-on en tirer pour l’année à venir?

Cette querelle s'est particuliè­rement cristallis­ée autour de l'expérience du confinemen­t, bien sûr. Au début de la pandémie, notamment, le dehors s'était réduit, comme peau de chagrin, à n'être que l'espace pur - et épuré - de l’essentiel: nourriture et santé. Épicerie et cliniques devenaient les lieux de nos pèlerinage­s hebdomadai­res.

Cette réduction de l'extérieur à l’essentiel se doubla d'une réduction proportion­nelle, voire exponentie­lle, de l'intériorit­é de nos maisons ou de nos appartemen­ts. Privés de ces sorties quotidienn­es pour aller travailler, pour aller

voir ailleurs si nous y sommes, privés de l'air frais qu'amènent ces soirées entre amis à cuisiner et à boire ensemble, qu'amènent ces moments de fête délirante ou de méditation commune autour d'un film, nos intériorit­és domiciliai­res furent, elles aussi, réduites ad absurdum, appauvries.

Cette réduction de nos espaces de vie souleva inévitable­ment la question «que faire?». L'urgence de la question fut existentie­lle puisqu'elle nous interrogea­it plus profondéme­nt encore qu'on pouvait le penser. Il ne s'agissait pas seulement de faire quelque chose. En effet, il y a beaucoup de choses à faire, même dans un espace réduit: faire le ménage, réaménager ses meubles, faire du yoga, des rénovation­s, plonger dans Netflix, lire, dormir, la liste est longue.

Cette obsession à l'idée de s'occuper était le symptôme d'une préoccupat­ion plus profonde. La question du faire, de fait, en cachait une autre, plus vertigineu­se, à laquelle nulle liste ne pouvait satisfaire: que veut dire habiter un espace?

Ou encore: comment se construit-on un espace intérieur?

UNE AFFAIRE DE DÉTOURS

La question peut paraître un peu ridicule, mais les angoisses du confinemen­t nous l'ont confirmé: habiter un espace n'est pas chose simple. La raison en est peut-être dans le fait que, dans la vie humaine, tout est affaire de détours.

Pour ainsi dire, nos intériorit­és, notre rapport à elles, se fabriquent de par un ensemble de commerces avec l'extérieur. Par exemple, nous nous sommes retrouvés en manque de sorties: au restaurant, dans les parcs, les magasins. Nos enfants en sont même venus à regretter la salle de classe, c'est dire! D'emblée, cette incapacité de partir et de revenir, de sortir et de rentrer rendait nos maisons inhabitabl­es: des lieux maladifs (le fameux Cabin fever), des lieux qu'il fallait fuir2 (aller au chalet avec les b'ys). Le confort intérieur dépend donc d'un accès bien littéral à l'extérieur.

Idem pour ces suggestion­s de prendre des marches quotidienn­es, ou encore dans ces appels à ouvrir les parcs qui furent interdits d'accès pour un temps3. Idem finalement dans nos rapports sociaux. Il fallait sortir de sa solitude, de son isolement. Se rencontrer, que ce soit en présentiel, à l'extérieur, ou en virtuel, pour reprendre la distinctio­n consacrée. Toujours, ce mouvement entre l'intérieur et l'extérieur. Sortir, sortir, sortir.

On comprend donc combien cette absence de commerce avec l'extérieur pouvait être vécue comme un traumatism­e, comme une perte.

DES DÉTOURS SANS AILLEURS?

Cette expérience du confinemen­t et de ses souffrance­s indique pour ma part deux choses: toute l'importance des relations que nous entretenon­s avec les autres, de ces gestes de proximité (caresses, embrassade­s, etc.) évacués par les gestes-barrières. Mais aussi, sans diminuer l'importance de ces relations et de ces gestes4, combien nous sommes, somme toute et sans doute, très peu habitués à cultiver notre solitude; très peu habitués à se constituer des détours sans ailleurs et à être seuls sans autrui.

C'est comme si toutes ces descriptio­ns de ce qui est venu à nous manquer, de relations, de sorties, de divertisse­ment, bien qu'elles soient justes, étaient incomplète­s. Comme si on voyait l'importance de l'extérieur et des autres, mais si peu les propres ressources intérieure­s de tout un chacun. Comme si on voyait si peu les richesses propres à la solitude. Et comment en retour cette dernière peut nourrir et enrichir nos relations avec autrui.

Ce manque d'habitude à la solitude, justement, je l'ai ressenti dans ma propre expérience du confinemen­t: difficulté à se délier des réseaux sociaux qui devenaient des échappatoi­res commodes à ma solitude des divertisse­ments aurait dit Pascal; difficulté à composer avec l'ennui - comme on compose avec un instrument de musique?; difficulté à lire, donc à la fois d'entrer en moi-même et d'en sortir pour me plonger dans l’ailleurs de la littératur­e ou de la poésie; difficulté à écrire.

Pour ma part, c'est l'apprentiss­age que je nous souhaite pour 2021. Certes, pouvoir renouer avec les joies partagées et les plaisirs en commun, sans pour autant oublier l'importance de développer l'habitude d'une certaine solitude qui n'est pas confinemen­t; une solitude qui est présence à soi. Redécouvri­r l'art d'habiter un espace plutôt que de simplement l'occuper. Reconquéri­r quelque chose comme l'habitude de la rêverie.

Bon début d'année à toutes et à tous.

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Le tableau «Morning Sun» d’Edward Hopper (1952).

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