L’alchimie de la légitimité politique
Comme l'ont remarqué plusieurs commentateurs politiques de la province, suite à son triomphe électoral, le nouvellement élu premier ministre Andrew Furey a centré son discours de victoire autour de l'idée de «boldness», d'«audace». Il faut certainement de l'audace pour qualifier les résultats de ces élections comme représentant un «mandat fort» à gouverner.
Précisons les nombres, afin de savoir de quoi nous parlons. Un taux de participation de 48 %. 51 % à St. John's, où l'électorat a été le plus «actif». Mais pour ce qui est de la participation dans le reste de la province, elle varie entre 51 % et un famélique 37 % pour le Labrador.
Certaines irrégularités procédurales risquent de mener à des contestations légales en bonne et due forme. Certains résultats feront quant à eux l'objet d'un recomptage; c'est notamment ce que fera la cheffe du NPD. À cela, s'ajoute aussi l'indisponibilité de bulletins de vote en langues autochtones, renforçant du coup leur marginalisation politique.
Suivant le discours de monsieur Furey, une journaliste lui a demandé si, malgré tous ces écueils et un taux de participation aussi bas, on ne pouvait pas y voir un «mandat faible». La réponse de monsieur Furey est sans équivoque: «Nous avons une majorité, un mandat clair».
Comment un même résultat peut-il suggérer à la fois un mandat faible et un mandat fort et clair? L'alchimie politique garde ici pour elle tous ses secrets.
L’ALCHIMIE POLITIQUE DE LA DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE
Car c'est bien à de l'alchimie que nous avons affaire. Et pas seulement dans ce cas-ci, mais plus généralement dans le contexte d'une démocratie représentative.
Cette dernière peut en effet être décrite comme le choix par le grand nombre du petit nombre de délégués qui gouverneront à sa place, en son nom. La légitimité de ce choix repose quant à elle sur un certain nombre de principes. J'en mentionnerai deux.
Le principe de la majorité en est un qui s'incarne dans la procédure même de l'élection: celui qui reçoit le plus de voix l’emporte.
Le deuxième principe veut que la décision du grand nombre soit «éclairée». D'où l'importance de ce temps de campagne où chaque parti présente et défend son projet à l'ensemble de la population.
Si le premier principe est arithmétique et facilement quantifiable, le second principe est de nature qualitative, donc plus difficile à apprécier.
DEUX PRINCIPES NON RESPECTÉS
Pour ce qui est de cette élection, il semble que ces deux principes supposés fonder la légitimité du gouvernement n'aient pas été respectés. D'une part, le taux de participation de cette élection est le plus bas dans l'histoire de la province. Comment parler d'un mandat «clair» ou «fort» si la moitié de la population ne s'est pas exprimée - ou n'a pas pu le faire?
Monsieur Furey parlait récemment d'une nécessaire réforme électorale. On pourrait imaginer l'instauration d'un seuil minimal de participation afin que les résultats d'une élection donnée puissent être considérés comme valides. Une manière peut-être de ne pas fétichiser le processus électoral sans que celui-ci ne soit l'expression d'une réelle participation du peuple.
Mais d'autre part, il n'est pas clair non plus que la décision du grand nombre ait été pour autant éclairée, malgré la longueur exceptionnelle de la campagne. Lors d'une entrevue à Here and Now CBC NL1, le journaliste a ainsi pu demander à monsieur Furey, après des semaines de campagne, la chose suivante: «Quand pourrons-nous vraiment voir comment votre vision se traduira en termes de politiques publiques?» Une question qui à elle seule témoigne de la faillite d'une classe politique à s'adresser avec sérieux et honnêteté à la population.
QUE VEUT DIRE CONSENTIR?
La population semble bien rendre à cette classe politique la monnaie de sa pièce. Un sondage récent nous disait que 97 % des répondants ne croyaient tout simplement pas aux promesses faites par les politiciens2.
En termes de réforme électorale, on pourrait penser à rajouter une option sur le bulletin de vote: aucun de ces candidats.
L'abstention pourrait alors devenir un véritable outil d'expression politique permettant à la population de dire sa rupture avec l'offre politique du moment; une rupture qui présentement n'a aucune traduction légitime.
S'il est vrai, comme l'écrivait en 2019 Megan Gail Coles, que «votre vote, c'est votre manière de consentir»3, on peut se demander ce que vaut le consentement de quelqu'un qui d'ailleurs ne croit pas en ce à quoi il consent ou en ce qu'il fait, c'est-à-dire voter.
En ce sens, la légitimité politique réclamée par M. Furey semble reposer sur une forme de nihilisme, ce qui n'est jamais bon signe. M. Furey pourrait prendre acte de ce «mauvais signe» au lieu de se l'approprier afin de gouverner comme bon lui semble.