Le Journal de Montreal - Weekend

MYSTÈRE À CALCUTTA CARLOS RUIZ ZAFÓN

Voici un extrait du roman Le Palais de minuit, qui vous plongera dans un univers mystérieux et fascinant.

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Le Palais de minuit débute à Calcutta, en 1916. Un soldat anglais fuit parmi les ombres nocturnes de la Cité des palais. Dans le creux de ses bras se trouvent des jumeaux nouveau-nés qu’il vient d’arracher aux mains d’un mystérieux criminel. Remis aux soins de leur grand-mère, les jumeaux, un garçon et une fille, sont bientôt séparés. Sheere reste avec sa grand-mère et Ben est confié à un orphelinat. Le jour de leurs 16 ans, Sheere part retrouver Ben. Il s’est fait six fidèles amis à l’orphelinat, avec lesquels il a formé la Chowdar Society. La nuit, les sept enfants se réunissent dans une grande bâtisse abandonnée qu’ils ont baptisée le

Palais de minuit ». Sheere est à son tour admise à la Chowdar Society. Mais une fois les jumeaux réunis, une force maléfique semble se réveiller.

Peuaprèsmi­nuit, une grosse barque émer-gea de la brume nocturnequ­i montait de la surface du hooghly comme la puanteur d’une malédictio­n. Àl’avant, souslafaib­le clarté projetée par une chandelle agonisante fixée au mât, on devinait la forme d’un homme enveloppé dans une capeen train de ramer laborieuse­ment vers la rive lointaine. Au-delà, àl’ouest, dans le quartier du maidan, les contours de fort william se dressaient sous une couche de nuages de cendre à la lumière d’un suaire infini de lanternes et de foyers qui s’étendait à perte de vue. Calcutta. L’homme s’arrêta quelques secondes pour reprendre haleine et contempler la silhouette de la gare de Jheeter’s Gate qui se perdait définitive­ment dans les ténèbres recouvrant l’autre côté du fleuve. À chaque mètre qu’il faisait en s’enfonçant dans la brume, la gare en acier et en verre se confondait davantage avec tous les autres édifices ancrés dans des splendeurs disparues. Ses yeux errèrent sur cette forêt de coupoles de marbre noirci par des décennies d’abandon et de murs nus dont la fureur de la mousson avait arraché la peau ocre, bleu et doré, les dessinant comme des aquarelles diluées dans une flaque d’eau. Seule la certitude qu’il ne lui restait que quelques heures à vivre, voire quelques minutes, lui permettait de poursuivre sa route en abandonnan­t dans les profondeur­s de ce lieu maudit la femme qu’il avait juré de protéger au prix de sa propre vie. Cette nuit, tandis que le lieutenant Peake entreprena­it son dernier parcours dans Calcutta à bord d’une vieille barque, chaque seconde de son existence s’évanouissa­it sous la pluie qui s’était mise à tomber à la faveur de l’aube proche. Pendant qu’il luttait pour traîner l’embarcatio­n vers la rive, le lieutenant entendait les pleurs des deux enfants cachés dans la cale. Peake se retourna et constata que les feux de l’autre barque clignotaie­nt à une centaine de mètres à peine derrière lui, gagnant du terrain. Il imaginait le sourire de son poursuivan­t, savourant la chasse, inexorable. Il ignora les larmes de faim et de froid des enfants et consacra toutes les forces qui lui restaient à guider l’embarcatio­n vers le bord du fleuve, qui venait mourir au seuil du labyrinthe insondable et fantasmati­que des rues de Calcutta. Deux cents ans avaient suffi à transforme­r la jungle dense qui poussait aux alentours du Kalighat en une cité où jamais Dieu lui-même ne prendrait le risque d’entrer. En quelques minutes, la tourmente s’était abattue avec la rage d’un esprit destructeu­r. À partir de la mi-avril et jusque dans le courant du mois de juin, la ville se consumait entre les griffes de ce qu’on appelle l’été des Indes. Au fil de ces jours, elle supportait des températur­es de 40 degrés et un niveau d’humidité à la limite de la saturation. Sous l’influence de violentes tempêtes électrique­s qui transforma­ient le ciel en un linceul de poudre noire, les thermomètr­es pouvaient descendre de trente degrés en quelques secondes. »

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