Le Journal de Montreal - Weekend
Virée en moto EN AMAZONIE
SUR DEUX ROUES
RÉCITS DE NOS LECTEURS
Un village de petites cabanes en bois s’étendait dans ce val perdu quelque part dans l’Amazonie péruvienne. Nous avions roulé à moto tout l’après-midi, mon ami Raphaël et moi, sur un boyau de terre au milieu de la jungle que les autorités appelaient pompeusement «route». Les premières pluies de novembre l’avaient transformée en bourbier et, à plusieurs reprises, nous avons terminé la descente d’une côte sous notre motocyclette, le menton dans la fange. Le jour tirait à sa fin et nous n’avions pas encore fait la moitié du chemin pour arriver à la première étape de notre périple.
Notre arrivée à Matareni – c’est le nom de ce village nomatchiguenga – a naturellement provoqué la curiosité de ses habitants, peu habitués à voir des hommes blancs, alors que les enfants se moquaient de mes cheveux «jaunes». Des gens nous ont apporté des racines de yucca cuites et un bol de mazato, une boisson fermentée traditionnelle. Avec la permission du chef, nous avons pu y passer la nuit.
C’était une journée dont les Nomatchiguengas allaient se souvenir longtemps et ça n’avait rien à voir avec le passage de deux hurluberlus à moto. Matareni recevait l’électricité pour la première fois. Désormais, les réverbères feraient concurrence aux astres. À l’heure du souper, plusieurs s’étaient réunis dans la maison du chef pour regarder une émission de téléréalité. Tandis qu’ils avaient le regard rivé sur l’écran, j’observais le spectacle de la modernité qui s’étendait jusqu’aux régions les plus isolées du globe pour le meilleur et pour le pire.
La conservation de leur mode de vie est une lutte de tous les instants. Les pétrolières et les compagnies forestières, entre autres, exercent une pression constante pour s’installer dans la région. Faute de mieux, plusieurs villages cèdent et perdent toujours au change.
Nous sommes repartis le lendemain. De magnifiques rivières torrentueuses parcourent ce territoire vallonné. Leur traversée n’est pas une mince affaire; deux troncs d’arbres équarris jetés en parallèle font souvent office de pont. On retient son souffle et on avance tranquillement.
Plus loin, nous sommes arrivés devant une autre rivière. Elle faisait au moins 20 mètres de large. Il n’y avait aucun pont. Nous sommes descendus du véhicule.
Raphaël est entré dans l’eau à pied pour évaluer le risque. L’eau lui arrivait jusqu’aux cuisses. Il est revenu sur ses pas. J’ai pris mon sac sur ma tête et je suis entré dans la rivière à mon tour. Le courant était fort. Si je m’étais arrêté, j’aurais été emporté. Toute mon énergie s’est concentrée sur cet effort. Enfin, je suis parvenu sur l’autre rive, mais j’étais exténué. Retourner à l’eau aurait été du suicide.
Raphaël était toujours avec sa moto. Il a poussé son engin, les dents serrées. Il
a avancé dans la rivière. Le moindre faux pas et c’était la fin. Il n’a pas fait trois pas, que les assauts répétés du courant lui ont fait perdre équilibre. Un petit groupe d’indigènes qui passaient par là est accouru pour porter assistance à mon ami. Après les avoir remerciés, nous avons continué notre périple, trop contents d’être toujours sur deux roues.
Sales et éreintés, nous avons enfin atteint la rive du rio Ene. Après avoir laissé la moto dans un bled, une barque nous a menés au village ashaninka de Cutivireni, une ancienne mission franciscaine qui a connu des heures sombres au plus fort de la guérilla du Sentier lumineux, dans les années 1990, dont on peut lire l’histoire dans Les Guerriers du
paradis. Maintenant, ces habitants aspirent à mener une vie paisible. Les indigènes de l’Amazonie se sont progressivement sédentarisés. À Cutivireni, la population cultive le yucca, le maïs, le cacao et quelques variétés de céréales. Les animaux d’élevage et les poissons qu’ils pêchent viennent compléter leur alimentation.
En arpentant Cutivireni, j’ai aperçu la sombre silhouette de montagnes. C’étaient les premiers sommets de la cordillère de Vilcabamba, dernière barrière physique avant le bassin amazonien qui s’étend jusqu’au Brésil. Un parc national a été créé pour protéger la remarquable biodiversité de l’endroit. La rumeur veut que ces jungles impénétrables abritent encore des tribus non contactées, un argument supplémentaire pour laisser intacte cette région du monde.
Une série de chutes vertigineuses marque l’entrée de la chaîne de montagnes. Il faut une semaine à pied pour parvenir au coeur de la cordillère. Raphaël et moi avons atteint la première chute, située à une demi-journée de marche. L’endroit a un air de paradis terrestre. Nous sommes rentrés au village tard dans la nuit, épuisés, mais ravis. Le lendemain, une longue route vers les Andes nous attendait.