Le Journal de Montreal - Weekend
ÉCRIRE À L’ÈRE DE L’ÉCOUTE EN RAFALE LE PUBLIC
Nos habitudes d’écoute télévisuelle changent. L’écoute en rafale est un phénomène grandissant. En plus, l’accès à la télévision d’ailleurs n’a jamais été aussi facile. Sans compter qu’on parle de plus en plus de certains publics à séduire. De l’extérieur,
«Certaines habitudes ont changé mais c’est générationnel, affirme l’auteure Michelle Allen, à qui l’on doit notamment Vertige, Destinées, Pour Sarah et actuellement L’échappée. Il y a encore du monde devant la télévision.» Notons que la plupart des séries de fiction attirent plus d’un million de téléspectateurs sur les chaînes traditionnelles lors de la diffusion en direct.
«Notre rapport à la télévision change, observe Bernard Dansereau qui nous a offert entre autres les succès Annie et ses hommes et Toute la vérité, écrits avec Annie Piérard. Avec leur fils Étienne Piérard-Dansereau, ils ont aussi écrit L’imposteur.
«Il y a un format d’émission qui demande plus d’engagement du public, poursuit-il. On ne peut pas faire autre chose en le regardant. Cet engagement, on le sent. C’est comme au cinéma, les gens veulent vivre des émotions fortes. C’est plus intense. C’est un rendez-vous de 8 ou 10 épisodes et ça change notre façon d’écrire.»
Marie-Claude Trépanier est formatrice depuis 10 ans à l’INIS (Institut national de l’image et du son) en plus d’être ellemême scénariste et scripte-éditrice (Kaboum, Les Argonautes, Mon ex à moi). «On est conscient de la multiplication des écrans et que la façon de consommer la télévision a changé, mais nos préoccupations comme scénariste demeurent les mêmes: captiver, étonner, émouvoir, rappelle-t-elle. Que l’on écoute une série à la semaine ou en bouquet, on se doit comme auteur de respecter les déclencheurs, revirements, pivots.»
Pour la productrice et auteure Fabienne Larouche, l’écoute en rafale n’a que peu d’impact sur la façon d’écrire. «On raconte une histoire. Un drame, une tragédie, une comédie. La seule chose qui change, c’est la présence ou pas de pauses publicitaires. D’une façon ou d’une autre, on doit captiver l’auditoire.»
Écrire une série saisonnière comparativement à une série annuelle permet par contre à l’auteur d’avoir un autre regard sur son intrigue. Luc Dionne avouait l’année dernière avoir écrit Blue Moon (Club illico) pour une écoute en rafale, étant donné le diffuseur. «Une série de 10 épisodes est entièrement écrite au moment du tournage, confirme Bernard Dansereau. On a un peu moins une idée aussi précise de l’ensemble d’une année quand on planche sur 26 épisodes. Le rythme est différent.»
LE RYTHME
Récemment, Netflix publiait une étude analysant notamment l’épisode déterminant pour accrocher le public. Pour Stranger Things ou The Fall, le deuxième épisode avait été déterminant. Pour Narcos ou Prison Break, c’était le troisième alors que pour Making a Murderer ou American Horror Story, les spectateurs étaient devenus accros seulement lors du quatrième épisode.
«Une série qui commence à nous intéresser au troisième épisode a des défauts, soutient Fabienne Larouche. Personne ne se dit: “Tiens, on va faire ça plate pour commencer”. Ceux qui réussissent à trouver un public au troisième épisode sont simplement très chanceux! Ils l’ont échappé belle!»
«Le pivot au troisième épisode répond à une structure dramatique, explique la formatrice et scénariste Marie-Claude Trépanier. Certaines séries font éclater ça. Je pense à Game of Thrones, qui brise les conventions en tuant des personnages principaux. Mais généralement, on tisse des fils dans les premier et deuxième épisodes avec des moments forts, puis
dans le troisième, on établit les quêtes des personnages principaux. À cet égard, L’imposteur est très bien fait.»
«On a eu envie avec L’imposteur de jouer avec le spectateur, poursuit Bernard Dansereau. De jouer avec toutes les finales, avec le vraisemblable et l’invraisemblable. Ça faisait partie du plaisir de visionnement. TVA a d’ailleurs bien réagi en mettant le deuxième épisode disponible rapidement. Toute l’industrie change et s’adapte pour exploiter le mieux possible une série comme celle-là.»
«Quand j’ai commencé dans le milieu, relate Michelle Allen, on disait que le spectateur décidait au bout de trois épisodes s’il allait rester à l’écoute. Aujourd’hui, il y a une sorte d’urgence dès le premier épisode. On sent même l’importance du premier bloc de chaque épisode qui est souvent plus long, plus fort. On mise plus sur la tension dramatique.»
Netflix confirme d’ailleurs que les séries à suspense ont la cote. Un style qui se développe aussi de plus en plus ici.
LA TECHNIQUE
«L’aspect visuel, qui est complètement différent, a aussi un impact sur l’écriture. Les lentilles sont plus sensibles, les éclairages très travaillés, on tourne plus en extérieur qu’en studio, on y pense comme auteur. On a des équipes techniques formidables. On vit l’âge d’or de la télévision pour l’ensemble de la production», constate Michelle Allen.
«Tout a évolué et, contrairement à l’écriture en solitaire (d’un roman par exemple), un auteur dramatique doit se soucier de tous les éléments, que ce soit la façon de capter le son ou l’attention qu’on porte aux maquillages, renchérit Marie-Claude Trépanier. On ne peut pas ignorer notre époque. Ça influence beaucoup l’organisation de l’auteur.»
«Et on ne peut négliger l’influence extérieure, poursuit-elle. Les séries britanniques nous influencent, tout comme les séries américaines. Une génération d’auteurs est influencée par Marvel, la nouvelle génération par les jeux vidéo. Mais avec des collègues, j’ai eu l’occasion d’analyser et de décortiquer ce qui se fait ailleurs et, à 90 %, la structure est là. Ce qui change, ce sont les moyens et le temps de production.»
Fabienne Larouche abonde aussi en ce sens. «En série, on a toujours pris le cinéma comme modèle. C’est l’argent qui fait la différence.» Bernard Dansereau ne sent pas de pression, si ce n’est que bénéfique, d’avoir à «compétitionner» avec ce qui se fait ailleurs. «Il est important de séparer la responsabilité du diffuseur de celle de l’auteur. On est conscient de ce qui se fait. On les regarde les séries comme House of Cards. Mais je vois ça comme une invitation au dépassement. Ça se sent au niveau de la facture aussi. Notre réalisateur Yan Lanouette Turgeon, notre directeur photo Jonathan Décosse réussissent à créer une esthétique extraordinaire qui intéresse ceux qui regardent du Game of Thrones.»
Les diffuseurs cherchent également à séduire un public plus jeune. «Les 18-35 regardent autant la télé que les autres quand on leur offre des séries qui ne sont pas qu’écrites pour les 50 ans et plus, tranche Fabienne Larouche. Unité 9 fait 2 millions de spectateurs parce que les 18-35 l’écoutent.»
«Le coviewing est très à la mode, note Michelle Allen. On ne vise pas que les milléniums pour qui l’objet télé n’existe plus. On a multiplié les plateformes, on s’est rendu la tâche difficile. J’en vois des séries, des Breaking Bad et autres. Mais l’émotion est universelle et le public québécois aime aussi se reconnaître. Notre star-system a pris de l’ampleur. Nos moyens rétrécissent, mais c’est très fort ce qu’on fait chez nous.»