Le Journal de Montreal - Weekend
EN MANQUE d’hiver
Février s’amorce, les trottoirs sont gelés, nos fenêtres givrées. Pourtant, au petit écran, en toile de fond de nos intrigues préférées, il fait toujours beau. Mais où se cache donc l’hiver dans nos séries télé?
«L’hiver est partie prenante de notre culture, avance Daniel Chartier, professeur en Études littéraires à l’UQAM et titulaire de la Chaire de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique. Il est présent dans notre littérature, dans notre cinéma. Et depuis une dizaine d’années, on s’est réapproprié l’hiver. Pensez au nombre de festivals qui ont vu le jour: Luminothérapie, Igloofest, Nuit Blanche, Montréal en lumière. Des événements très contemporains. Le problème, c’est vraiment la télévision. Elle n’est pas en concordance avec ce phénomène grandissant de réappropriation.»
«Au cinéma, c’est souvent un personnage, remarque Margot Ricard, professeur à l’École des médias de l’UQAM en plus d’avoir oeuvré pendant une vingtaine d’années dans le domaine de la télé. Quand on regarde des oeuvres comme Mon oncle Antoine ou, plus récemment, Le vendeur, l’hiver ajoute de la dureté aux personnages, à ce qu’ils vivent. Dans nos séries, nous sommes dans un éternel entre deux saisons!»
QUESTION D’ARGENT
D’abord, tourner l’hiver coûte cher. Un budget dont ne bénéficient pas nos producteurs actuellement. «La prise de risque est coûteuse par rapport à la continuité, exprime Margot Ricard. Le panorama change beaucoup au Québec. Un jour le trottoir est gris et le lendemain, il neige.»
«Quand une série est intemporelle, pourquoi s’encombrer de manteaux et de mitaines, raconte la réalisatrice Danièle Méthot. On tourne dehors puis on entre, la lentille est embuée et met 15 minutes pour être fonctionnelle, ça multiplie le temps d’attente. Ou encore tu dois charger le camion, te déplacer dans une tempête, suivre une charrue qui t’occasionne 40 minutes de retard. Ce sont des sous supplémentaires. Au bout de la semaine, peu importe ce qui s’est passé, je dois entrer dans mes 50 h de tournage. Il se peut alors que je fasse moins de plans d’une scène. Ça occasionne des deuils. Ça demande une grande gestion et d’être capable de se virer sur un 10 cents!»
Danièle travaille depuis près de 20 ans sur des téléromans quotidiens: Virginie, 30 vies et maintenant District 31. «Une quotidienne permet d’être collé sur l’actualité. À l’époque de Virginie, nous étions en studio mais avec 30 vies et District 31, nous tournons trois jours en studio et deux en extérieur. On vit avec les conditions météo. On couvre la caméra et les moniteurs de sacs en plastique, des assistants se promènent au-dessus de moi, des cadreurs, des acteurs avec des parapluies.»
«La semaine dernière, il neigeait et on tournait avec Hélène Bourgeois-Leclerc. Elle avait son capuchon pour la répétition mais ensuite, on devait se dépêcher pour faire les prises car elle frise! Il m’est arrivé de faire de la post-synchro sur une scène parce que le son avait gelé. Tous les gens de la technique ont des kits de rechange dans leur auto, les acteurs, des combines sous leurs costumes. Sur 30 vies, j’avais des jeunes en souliers. Quand il faut tourner à -20 pendant 2 h
dehors, laisse-moi te dire que le lendemain, ils portaient leurs bottes!»
QUESTION D’ATMOSPHÈRE
Si tourner l’hiver représente des défis, ça demande aussi d’être particulièrement créatif. «Il faut être judicieux dans nos choix, note Podz (19-2, Minuit le soir), dont la série Cardinal vient de débuter sur CTV et Super Écran. Les moyens pour une série lourde tournée au Canada anglais sont peut-être plus grands mais il faut prendre les bonnes décisions pour servir l’histoire.»
Dans le cas de Cardinal, l’hiver est un personnage à part entière. Adaptée d’un roman de Giles Blunt, l’histoire se situe dans le Nord de l’Ontario. «Le froid, c’est l’isolement, ça donne un look austère. Ça amplifie l’isolement du personnage principal par rapport à son environnement, sa femme, son travail. C’est un beau prétexte pour tourner des plans aériens. J’aime quand le soleil est bas en automne et en hiver, ça teinte l’image d’une certaine mélancolie.»
«J’ai loué une maison dans le coin près d’un lac isolé pour bien comprendre son état d’âme. Comme cinéaste, j’aime montrer ce qui se passe de l’intérieur pour mieux comprendre la façon de vivre des personnages. C’est toujours intéressant de tourner l’hiver. C’est difficile physiquement, on tourne dans des forêts, sur des routes non pavées où le froid ralentit tout le monde. Il faut parfois faire de la neige. Pas seulement pour l’extérieur, des couvertures de neige qu’on voit des fenêtres aussi. Mais c’est près de nous, près de nos régions.»
QUESTION DE CONTINUITÉ
Cardinal s’échelonne sur six épisodes, ce qui a permis à l’équipe de Podz de s’assurer d’une certaine continuité dans l’image sur un tournage plus condensé. «Une série se tourne généralement dans le désordre, explique Margot Ricard. On investit un lieu une fois pour tourner tout ce qui s’y passe pendant la saison. Les scènes sont ensuite réparties sur la saison.»
Danièle Méthot, qui tourne pratiquement à l’année avec District 31, doit surmonter ces problèmes de raccords. «Il y a une certaine acceptation des changements de température quand tu fais une quotidienne. Sur 30 vies, il venait un moment où on se disait qu’il fallait mettre une toile de fond dans les fenêtres pour montrer que c’était l’hiver. Mais des fois, l’hiver tarde à venir. Pour éviter les décalages entre deux journées de tournage s’il y a eu un changement de température, on évite de voir trop de sol, on tourne des scènes sur des balcons. Il m’est aussi déjà arrivé, sans que ça dénature l’intrigue, d’insérer une scène intérieure entre deux plans extérieurs parce que la température avait changé drastiquement. Mon monteur m’a déjà ajouté de la neige au montage parce qu’il avait arrêté de neiger entre deux valeurs de plan.»
QUESTION D’IDENTITÉ
Mais nous sommes au Québec et pourtant, les séries sont aseptisées dans le temps. Comme si nous vivions en septembre à l’année. Série noire a réussi récemment à imposer l’hiver dans son intrigue. Comme c’est le cas pour Fargo aux États-Unis ou Le trône de fer, avec un budget faramineux et une multitude d’effets spéciaux. «La série Les filles de Caleb parlait de notre histoire, de notre obligation à affronter l’hiver, il fallait le voir, se souvient Margot Ricard. Mais notre système n’a pas les moyens de se payer l’hiver. Et j’ai l’impression que les citadins n’ont pas envie de voir la neige. C’est certain qu’on perd une valeur identitaire. Même chose pour les régions. Et une valeur poétique.»
«La télévision est une pratique hivernale dans sa consommation, rapporte Daniel Chartier. Et quand on voit une scène d’hiver, on sait que ça vient de chez nous. Les pays scandinaves mettent l’hiver plus en valeur car ils pensent beaucoup plus à l’exportation et que c’est un marqueur identitaire payant. C’est exotique. Même chose pour les séries canadiennes qui doivent se détacher de celles tournées à Los Angeles. Notre télévision n’est pas en perte de vitesse ici. On a une culture forte. On ne ressent peut-être pas ce besoin d’identité parce qu’on la regarde déjà. Chose certaine, la télévision ne s’inscrit pas en concordance avec cette réappropriation de l’hiver qui nous est propre et qui est en pleine croissance.»