Le Journal de Montreal - Weekend
UN PEU DE SAGESSE POUR COMMENCER L’ANNÉE 2018
Ah ! Comme il est sage le grandpère de Boucar Diouf et comme on aimerait l’avoir pour grand-père, nous aussi. Pour qu’on soit tout oreilles, pour qu’on se détache, ne serait-ce que le temps d’un court conte, de cet appareil cellulaire envahisseur qui a remplacé si tristement nos façons de communiquer. Mais attention, nous prévient-il, la parole peut aussi avoir des vertus meurtrières, elle peut être blessante, laisser une plaie béante que seul le temps peut guérir.
Dans la société sénégalaise de Boucar, lorsqu’un grand homme s’éteint, on dit que c’est une bibliothèque qui vient de partir en fumée. « On a coutume d’organiser une grande célébration pour perpétuer sa mémoire. » Triste réalité que la nôtre.
Il nous apprend qu’il ne faut pas craindre la controverse, mais toujours défendre son point de vue avec délicatesse et respect. Et avec opiniâtreté aussi, car, même placé devant l’évidence, le grandpère refuse d’avouer qu’il s’est amouraché d’une autre femme. « À quoi ça sert à un vieillard édenté de saliver pour les rondeurs d’une pomme », lance la grand-mère inquisitrice. Et le grand-père outré de répondre : « Un lion a beau être édenté, sa tanière ne sera jamais un lieu de repos pour une gazelle. »
CANNIBALISME OU CAPITALISME ?
S’appuyant sur la sagesse populaire, Boucar avance une explication toute particulière des origines du capitalisme. « Il y a longtemps, certaines peuplades affamées allaient jusqu’à capturer des habitants du village voisin pour les manger. Le cannibalisme naissait. Puis un jour, comme le disait le grand sage, quelqu’un s’est rendu compte qu’il était beaucoup plus rentable de faire travailler un captif pendant toute sa vie que de le manger en un seul repas. C’est là que le cannibalisme a probablement cédé la place au capitalisme. Ainsi on est passé de la prédation de l’homme par l’homme à l’exploitation de l’homme par l’homme. » C’est une explication qui en vaut d’autres et je ne pense pas que le prof Lauzon s’y opposerait, même si elle n’a rien de scientifique.
Comme s’il voulait faire l’éloge de la paresse à la suite de Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, Boucar s’attaque au mythe de la fourmi besogneuse, tant vantée par La Fontaine qui semble n’avoir que du mépris « pour toutes les cigales et les musiciens de la terre ». Plusieurs espèces de fourmis se la couleraient douce, selon une scientifique, au grand dam de leurs consoeurs plus vaillantes. Il ne reste plus qu’à réécrire la fable de
La cigale et la fourmi, conclut-il.
« PÉTER AU FRETTE »
Passer de la savane à la banquise peut devenir traumatisant. Lorsque Boucar quitte son Sénégal natal pour s’installer au Québec, en Gaspésie plus précisément, des coopérants québécois l’avaient déjà mis en garde contre nos terribles hivers. Un certain M. Fournier poursuivra le travail d’exagération sur place en lui parlant des flocons de neige « gros comme des peaux de lièvre ». Ne pas « péter au frette » devient alors la principale préoccupation du survivant. Magnanime, Boucar se propose même « d’expliquer à tous les prétendants à l’immigration dans ce pays le sens de cette expression avant leur départ des tropiques ».
Ces différentes anecdotes donnent le ton du livre, qui consiste, en bonne partie, en de fines observations de notre société. Rien de mieux que quelqu’un de l’extérieur pour percer le mystère de la Caramilk. Et Boucar y parvient merveilleusement bien.