Le Journal de Montreal - Weekend
LES DÉRIVES DU CAPITALISME
Pour sa quatrième collaboration avec Vincent Lindon, qui livre l’une des meilleures interprétations de sa carrière, le réalisateur français Stéphane Brizé a choisi un sujet qui touche tout le monde. Que faire lorsqu’une multinationale veut fermer une usine au mépris d’un accord signé avec le syndicat des travailleurs ?
La direction de l’usine Perrin, en France, propriété d’un groupe allemand, annonce la fermeture de l’établissement. Laurent Amédéo (Vincent Lindon, magnifique), le responsable syndical, ne veut pas en entendre parler. En effet, deux ans auparavant, les employés ont signé un accord avec la direction : baisse de salaire et suppression des primes en échange d’une garantie d’emploi de cinq ans. Or, les patrons parlent de rentabilité insuffisante, ce que contestent les salariés.
UNE AMITIÉ…
Vincent Lindon et Stéphane Brizé se connaissent depuis plus de 10 ans. Quand on demande au réalisateur la manière dont leur travail sur un projet commun s’articule avant même l’écriture du scénario, il cite spontanément « surtout boire des coups ensemble ! Ça, c’est le coeur de la relation. Dans ces moments de convivialité dans les bistrots parisiens, on parle. Mais, dans 95 % ou 98 % du temps, on parle de notre vie. De ce qui nous émeut, de ce qui nous a touchés, de notre compagne, des enfants, de la vie, mais aussi de ce qu’on lit dans les médias, etc. »
« C’est quelque chose de très organique, de très vivant et qui n’est pas si différent de ce que feraient deux amis. Il y a quelque chose de très naturel, de fraternel. Chaque fois, ce sont des moments privilégiés. Pourquoi ? Parce que [Vincent] est la seule personne au monde à qui je dis tout avec autant de franchise. C’est une expérience de vie très précieuse. »
En guerre, tout comme La loi du marché, s’est nourri de cette amitié. Avant l’écriture, Stéphane Brizé a effectué « un travail journalistique », a rencontré des gens, « mais pas seulement les ouvriers du film ».
« Ce qui est important, c’est de rencontrer aussi les patrons, les cadres, les avocats des salariés et des patrons, c’est de rencontrer les politiciens, pour avoir la vision la plus objective de tout ce qui va être dit. Et de ne rien caricaturer. »
« Ce que ces gens-là me disent, je n’aurais jamais pu l’imaginer. Je ne peux pas compter sur les quelques images de télé qui existent pour me le faire savoir. Si je fais un film, c’est pour remplir un vide. Et ce vide, en l’occurrence, c’est ce que la télé ne montre pas. La fiction nous raconte ce que la télé ne montre pas. »
Cette volonté de comprendre au-delà des nouvelles est ce qui a motivé le cinéaste. « J’ai cherché à comprendre pourquoi la violence va surgir à un moment et qu’il ne reste plus, à l’arrivée, que l’image de la violence des ouvriers à la télé, ce qui discrédite totalement leur propos, alors que s’il y a violence, il y a colère. Et s’il y a colère, il y a souffrance. »
« Je me nourris du réel, mais j’injecte immédiatement après avoir recueilli la matière, les enjeux de dramaturgie. C’est très important, parce que je vais pouvoir créer plus d’émotion. »
CONTINUONS LE COMBAT
Tourné en 23 jours à la demande de Stéphane Brizé, En guerre porte bien son titre. La caméra bouge, les scènes de dialogue sont tournées nerveusement, celles de manifestations – sur musique électronique – sont comme une marche vers un champ de bataille. « Ce ne sont pas les salariés qui ont déclaré la guerre. On la leur a imposée. » Les patrons de l’usine font traîner, refusent de rencontrer les manifestants. L’ennemi est toujours invisible. Lorsqu’il se manifeste très tardivement, il s’agit du patron allemand du groupe auquel appartient l’usine, un homme qui ne représente rien. « Il est le bras armé d’un système qui existe parce que les politiciens ont bien voulu qu’il existe pour enrichir une poignée de personnes au détriment du plus grand nombre. Finalement, c’est ça qui m’intéresse. C’est de savoir ce qu’on fait des hommes et des femmes dans un système qui crée de la souffrance. Ce n’est pas pour faire sauter le capitalisme, c’est sur les dérives du capitalisme. On est dans un système très morbide. » Pour Stéphane Brizé, le mot « compétitivité » utilisé par la multinationale pour justifier la fermeture de l’usine n’est pas le bon et fait partie d’une stratégie plus globale. « C’est une parole très culpabilisante à l’endroit des salariés. Il faut toujours remplacer le mot “compétitivité” par “profitabilité” et là, on comprend. » En guerre a pris l’affiche le 31 août.