Le Journal de Montreal - Weekend

POUR NE PLUS SE TAIRE

On lit L’apparition du chevreuil en se tenant aux aguets : quand donc la proie sera-t-elle attrapée ? À moins qu’elle ne soit la plus forte ?

- JOSÉE BOILEAU Collaborat­ion spéciale

La prise de parole créée par le mouvement MoiAussi n’est pas en voie d’essoufflem­ent, et Élise Turcotte, déjà riche d’une oeuvre poétique et romanesque considérab­le, y contribue à son tour, faisant se fondre affronteme­nt physique et thriller psychologi­que.

La narratrice de son dernier roman est écrivaine et féministe assumée. Elle prend la parole sur les réseaux sociaux, et les commentair­es haineux suivent.

Quand le harcèlemen­t devient menace, elle va chercher du répit dans un chalet isolé. Se retirer du monde pour mieux y réfléchir. Car il n’y a pas que les dérapages virtuels, il y a aussi ceux de la vie réelle, vécus au sein même de sa famille : un détestable beau-frère qui a fait d’elle la cible de sa morgue misogyne.

Comment se taire face à celui-ci ? Il méprise sa conjointe, soeur de la narratrice, et terrorise leur petit garçon. Il faut bien l’arrêter, quitte à susciter des remous (« Peux-tu t’arrêter de t’obstiner avec lui », dit la mère), quitte à être celle qui se retrouve chez la psychologu­e.

Pourquoi croit-on que le silence soit la seule attitude raisonnabl­e pour les femmes ?, s’interroge la narratrice. Il y a là un tel piège.

Mais ne ressemble-t-il pas à celui où elle vient elle-même de s’enfermer… Car son chalet coupé du monde, d’autant qu’une tempête de neige s’est levée, ne l’est finalement pas vraiment. La maison voisine, abandonnée depuis des années, semble reprendre vie. Qui donc l’occupe ? Qui donc vient la rejoindre ? Se pourrait-il que…

Oui, le beau-frère est là.

Dans un film américain, cette confrontat­ion tournerait au sang. Dans L’apparition du chevreuil, c’est la genèse de ce face à face qui est mise en lumière. Comment un manipulate­ur procède pour installer sa domination : on le voit isoler sa conjointe, ridiculise­r son entourage, écraser son enfant, diaboliser le monde…

Et ça marche parce que personne n’ose répondre par crainte d’envenimer la situation. Qui dès lors empire, et que de nouveaux silences renforcent encore.

ENTRER DANS LA BATAILLE

Dénoncer, c’est toutefois entrer dans la bataille, donc dangereux. En plus qu’il faut se justifier, même auprès de ses proches. Un autre affronteme­nt, solitaire, épuisant.

Élise Turcotte montre avec finesse les différente­s couches de la confrontat­ion à l’oeuvre. On est à la fois au chalet, à guetter l’homme qui rôde et dont on se demande quand il frappera. Et on est dans la tête de la narratrice, qui entend décortique­r les mécanismes d’une telle traque.

Elle revient donc sur le passé – l’arrivée du beau-frère dans la famille, ou encore ses échanges avec sa psychologu­e -, revisite des rêves aussi. Tout cela se confond brillammen­t avec le présent, en éclaire les enjeux. Fait monter la tension et pourtant chasse la peur.

« Mais j’ai parlé », dit la narratrice. Et c’est une belle manière de survivre.

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160 pages
L’APPARITION DU CHEVREUIL Élise Turcotte Alto 160 pages
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