Le Journal de Montreal - Weekend
RETOUR DE L’ARTISTE PRODIGE
38 ans après la publication d’Atlantic City, Cédric Loth revient enfin – euphémisme oblige ! – à la bande dessinée avec Spray, un album magistral qui confirme son statut d’auteur culte.
Nul n’est prophète en son pays. Cette expression consacrée représente avec justesse le parcours atypique de Loth. L’artiste multidisciplinaire entreprend sa carrière au milieu des années 70. À peine âgé de 18 ans, il sévit comme caricaturiste dans différents quotidiens, dont La Presse, Le Devoir et le Time Magazine.
C’est dans les pages du prestigieux mensuel Européen Métal Hurlant qu’il diffuse ses premières bandes en 1978. S’il publie d’abord Atlantic City avec le scénariste Montour en 1981 chez l’éditeur québécois Desclez, l’album jouit d’une refonte pour le marché français l’année suivante par les bons soins de la structure éditoriale Les Humanoïdes Associés – qui compte en son catalogue Moebius et Jodorovsky, rien de moins –, faisant du tandem les premiers Québécois à être publiés sur le vieux continent.
L’étonnante maturité graphique de ce premier titre n’engendre pourtant pas de suite des deux côtés de l’Atlantique.
« Évidemment, je souhaitais comme tant d’autres être publié dans le magazine Croc à ses débuts. Mais comme je ne versais pas dans l’humour, il n’y avait malheureusement pas de place pour moi», se remémore l’artiste. « Puisqu’il n’y avait aucun autre moyen d’espérer vivre de la bande dessinée ici, je me suis dirigé vers la publicité, milieu dans lequel j’ai oeuvré pendant une trentaine d’années. »
AINSI NAQUIT SPRAY
En 1983, le mensuel Croc lance Titanic, une publication satellitaire exclusivement consacrée à la bande dessinée locale qui n’existe que l’instant de douze numéros.
Thibaud De Corta et sa bande répondent en lançant Iceberg, qui, ironie du sort, lui survit. La seconde mouture, qui renaît aux débuts de la décennie 90, accueille en ses pages Cédric Loth. C’est dans l’édition de
mars 1993 que Spray fait ses débuts. Il revient au numéro subséquent. Puis, silence radio.
L’an dernier, Loth est l’hôte d’un festival BD en Bretagne.
Les organisateurs, qui sont dotés d’une meilleure mémoire que nous et chérissent le corpus de l’artiste, l’interrogent sur son éventuel retour. L’idée germe. L’envie revient. Loth se lance. Grégoire Bouchard, comparse de l’époque qui a publié l’an dernier deux formidables albums chez l’éditeur français Mosquito (Terminus la terre et Le cauchemar argenté), le met en relation avec l’équipe éditoriale. Comme Bouchard, c’est par le truchement d’un éditeur étranger qu’il revient à la bande dessinée.
« À l’époque de Iceberg, je souhaitais faire un album avec Spray. Faute de moyens, le projet fut tabletté ». L’attente aura largement valu le coup.
Spray est un écorché vif, qui n’a de Tintin que la houppette. Du reste, il ne joue que de malchances. C’est dans les entrailles d’un Montréal suave, sous le pont Jacques-Cartier, que l’artiste campe l’action. Difficile de résumer le récit biscornu qui contient plusieurs balises biographiques aux dires de l’auteur. D’une virtuosité rare, le dessin se charge à lui seul de nous aspirer dans les pages.
Loth fait partie de la génération des sacrifiés, aux côtés de Richard Suicide, Siris, Henriette Valium et Grégoire Bouchard. Ces créateurs, qui ont oeuvré dans le milieu du fanzinat au cours des années 90, auront eu droit à un album en grande diffusion que tout récemment.
Espérons que Cédric Loth, qui vient de livrer un des titres phares de la production nationale de 2019, ne mettra pas encore autant d’années avant de récidiver.