Le Journal de Montreal - Weekend
ENTRE HONTE ET PLAISIR
Je me souviens du temps où je faisais mon secondaire, chez les bons pères jésuites.
J’avais douze, treize ans, et on m’avait assigné un « père spirituel » que je devais rencontrer une fois ou deux par mois et à qui je devais faire part de mes « problèmes ». Chaque fois, la même question, qui me faisait rougir, sans trop savoir pourquoi : « Est-ce que tu as eu des pollutions nocturnes ? » Cette question, manifestement, excitait celui qui était chargé de veiller sur ma morale chrétienne et chasser ces mauvaises pensées qui provoquaient, sans trop que je m’en rende compte, ces éjaculations nocturnes, issues de rêves érotiques.
J’étais bien naïf. Je n’allais pas tarder à m’éveiller au plaisir solitaire, de sorte que mes « pollutions nocturnes » devinrent de moins en moins fréquentes. Mes premiers fantasmes provenaient non pas de magazines comme Playboy, mais de la section des noms propres du dictionnaire Larousse que nous avions à la maison. Dieu que j’ai aimé le peintre Gauguin qui peignait si merveilleusement bien des femmes aux seins nus. Il a participé, en ce sens, à mon éveil sexuel. En partie seulement, car j’ai ignoré, jusqu’à l’âge de vingt ans, que les femmes pouvaient en faire autant.
Dans un ouvrage qui devrait être mis comme lecture obligatoire pour le futur cours qui va remplacer le tristement célèbre ECR, l’auteur, professeur de psychologie au cégep, déboulonne joyeusement certains mythes et tabous, qui ont eu la vie dure au fil des siècles.
Saviez-vous que la masturbation était considérée, jusqu’à tout récemment, comme un péché, un acte contre nature puisqu’il ne servait pas à la procréation, et que de savants médecins jugeaient cette pratique nuisible à la santé ? Le plaisir solitaire pouvait causer des pâleurs, des boutons, des dérangements de l’estomac et de la respiration, l’affaiblissement de la vue et de la mémoire, « menant éventuellement à l’imbécillité ». C’est ce qu’on pouvait lire dans une encyclopédie médicale en 1918. On parlait même de « l’inéluctable naufrage du corps et de l’esprit ».
La perte d’une once de sperme « affaiblissait plus que celle de 40 onces de sang », affirmait un médecin célèbre. Chez les filles, cette pratique risquait de les rendre nymphomanes et prostituées, rien de moins. Il n’était pas rare d’entendre des psychiatres et des psychologues condamner l’onanisme « qui troublait les nerfs et perturbait la vie sexuelle » ou amenait « des signes physiques précoces de décrépitude et de dégénérescence ». Même saint Freud croyait que la masturbation excessive était susceptible d’entraîner la neurasthénie. « Elle favorise la vie imaginaire aux dépens de la réalité », écrit-il.
UNE QUESTION DÉLICATE
Pas surprenant que, avec un tel portrait négatif et accusateur d’une activité sexuelle naturelle, nous nous sentions honteux, que nous ayons des difficultés à vivre une sexualité épanouie et assumée. Quand on nous bourre le crâne, pendant notre jeune âge, avec toutes sortes de menaces, de craintes et de condamnations, il n’est pas facile, à l’âge adulte, de s’en débarrasser. Aujourd’hui, heureusement, la masturbation est considérée comme normale et même bénéfique. Elle permet également de mieux connaître son corps, affirme le professeur.
L’auteur aborde également la délicate question de la pornographie. Comme le dit une de ses étudiantes, elle n’aurait jamais osé demander à sa mère comment faire une fellation, et c’est donc dans la pornographie qu’elle a trouvé des réponses à ses questions. Pour d’autres, elle comble un vide, est l’occasion de satisfaire certains fantasmes. Pour d’autres, finalement, elle est dégradante en réduisant le corps des femmes en objets sexuels. La pornographie n’a pas pour rôle d’éduquer, conclut l’auteur. « On ne peut lui reprocher de ne pas fournir ce que nos systèmes d’éducation n’ont pas toujours le courage d’offrir eux-mêmes : une éducation sexuelle adéquate. »
Cet ouvrage fourmille d’exemples puisés aussi bien dans la littérature spécialisée et dans des études récentes que dans la propre pratique professorale de l’auteur. À mettre entre toutes mains.