Le Journal de Montreal - Weekend
COMME SI DE RIEN N’ÉTAIT
« Collabo », c’était, à l’époque, la pire des accusations. Mais qu’en est-il des accommodateurs, ceux qui s’accommodent du pire, pour en tirer un bénéfice ? J’entends Renaud chanter L’Hexagone :
« Ils commémorent au mois de juin/ Un débarquement de Normandie/Ils pensent au brave soldat ricain/Qu’est venu se faire tuer loin de chez lui/Ils oublient qu’à l’abri des bombes/Les Français criaient “Vive Pétain” »…
Jean-François Poupart, éditeur, poète et professeur, signe ici un ouvrage courageux qui vient brouiller les cartes en faisant remonter à la surface ces cadavres qu’on croyait enfouis à jamais. Attention : odeur nauséabonde. On parle ici de la Seconde Guerre mondiale, « la plus grande boucherie du XXe siècle », et plus précisément de la France occupée, entre juin 1940 et l’été 1944.
Le déclencheur : la célébration, en 2009, du 100e anniversaire de la NRF, la précieuse collection de Gallimard où tout le gratin littéraire français, ou presque, a été publié. Poupart y voit l’occasion, pour l’éditeur, de se refaire une vertu. Pour célébrer la grandeur des lettres françaises : Jean Paulhan, juif, communiste, résistant puis défenseur des écrivains qui ont collaboré avec l’occupant allemand, Drieu La Rochelle, antisémite notoire reçu par Goebbels en 1941, Claudel qui écrivit une ode au maréchal Pétain, Max Jacob, mort en 1944 pendant son internement au camp de Drancy, Cocteau courant les mondanités sous l’occupation et échappant de justesse à son exécution après la Libération, et quelques autres apparaissent sur un pied d’égalité dans le communiqué officiel, question d’adoucir
« les moeurs et les aspérités de l’histoire ».
UN VISAGE ANTISÉMITE
Pendant ces quatre ans, mais aussi bien avant, à partir de 1930, une bonne partie de la presse française dévoilera son visage hideux d’antisémite. « Des millions de pages, d’articles, de nouvelles, de pamphlets, de livres, accuseront les juifs d’être responsables de la guerre […]. Le cinéma, la radio, l’art et la littérature emboîteront le pas. » Aucune gêne à célébrer Mussolini comme Hitler. Même le provençal Jean Giono ou le fils d’Alphonse Daudet y participeront. Ce qui n’empêchera pas le premier d’être élu à l’Académie Goncourt.
La culture est un vecteur important de cette pénétration antisémite. Poupart souligne que plus de 200 000 Français visiteront, entre septembre 1941 et janvier 1942, à Paris, à Bordeaux et dans d’autres villes, l’exposition Le Juif et la France, qui, à partir de « travaux scientifiques de George Montandon », entend « éduquer les Français afin qu’ils puissent reconnaître les juifs par leurs caractéristiques physiques ». Ce Montandon, idole de Céline, sera fusillé par la Résistance en 1944. Pendant ce temps, Gallimard s’active, publie des classiques allemands et fréquente Gerhard Heller, le chef nazi de la propagande, ainsi que l’ambassadeur Otto Abetz. Mine de rien, la culture du Troisième Reich s’implante dans les moeurs des Français. Le même Gallimard rééditera, en 1941, Le procès de Jeanne d’Arc ,de Robert Brasillach, un autre antisémite notoire qui sera fusillé en 1946.
En fait, nous apprend l’auteur, la majorité des éditeurs – comme des écrivains – pactisa avec l’ennemi nazi. Y compris la respectable Académie française. Même Jean-Paul Sartre n’hésite pas à clamer que « jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande ». Ses pièces de théâtre seront jouées devant des parterres nazis. À la Libération, ils furent presque tous blâmés.
En fait, tout le monde semble tirer profit de cette industrie de la mort programmée. Car, il n’y a pas que les artistes et les intellectuels qui collaborent, se taisent, préfèrent ne pas voir.
On sort de cet opuscule drôlement secoué, sans trop savoir à quoi se raccrocher pour continuer à croire en une nécessaire humanité.