Le Journal de Montreal - Weekend
L’ÉCOLE AU SERVICE DU SAVOIR
Je me souviens très bien de mon premier jour de classe. Je laissais les jupons de ma mère pour entrer dans une classe où la professeure, madame Toupin, allait petit à petit nous apprendre à vivre de façon autonome, en nous inculquant les valeurs de l’époque. « J’en ai braillé une shot », comme dirait Georges Dor dans un ouvrage polémique que j’ai publié, des années plus tard.
Je me souviens aussi de mon premier jour comme enseignant au secondaire, dans une école de Saint-Hyacinthe. Les valeurs avaient changé, et comment ! La Révolution tranquille nous avait fait faire un bon bout de chemin, transformant
« la relation qu’entretiennent ses institutions avec le sacré ». Je n’avais aucune expérience pédagogique, seulement ce qu’on appelait à l’époque un brevet C, qui équivalait à la rhétorique du cours classique, soit 13 années de scolarité, et j’avais l’impression de pénétrer dans la fosse aux lions, où je devais me battre avec la trentaine de jeunes inconnus devant moi. De retour chez moi, en fin de journée, j’en avais braillé une shot.
Petit à petit, malheureusement, « les valeurs démocratiques de la liberté, de l’égalité et de la justice » qui prévalaient dans le vaste monde de l’enseignement depuis la Révolution tranquille semblent avoir laissé place aux valeurs de croissance personnelle et spirituelle propre au Nouvel-Âge, déplore Eftihia Mihelakis en début d’ouvrage.
HUMANISER L’ENSEIGNANT
Sans prétendre à la vérité unique, ces dialogues entre quatre personnes, trois femmes et un homme, dont trois sont nées au début des années 1980, entendent humaniser cette profession d’enseignant qui bien souvent nous apparaît effacée par ceux qui, fonctionnaires, administrateurs et personnel ministériel, effectuent réformes après réformes de façon arbitraire et tentent de jumeler acquisition du savoir avec besoins de l’industrie. « Où commence l’éducation ? » se demandet-on. Pendant la petite enfance ? À l’adolescence ? Ou à l’âge adulte ?
Apprendre-enseigner serait aussi jumeaux que lire-écrire. L’un ne va pas sans l’autre, nous dit Catherine Mavrikakis, que l’on connaît surtout pour ses romans. « Il y a pour moi, nous dit-elle, un continuum évident entre l’apprentissage et la transmission. » Et elle aura cette phrase lacanienne pour expliquer son métier d’enseignante : « Enseigner, c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose que l’on n’a pas. […] C’est ce mélange de désir et de refus qui permet à chacun d’apprendre. »
À l’heure du confinement et de l’obligation d’étudier via Internet, en solitaire, Mavrikakis rappelle que l’enseignement est néanmoins un sport d’équipe. Aller en classe, parmi la communauté des étudiants, c’est comme aller au théâtre, dit-elle.
À Jérémie McEwen, professeur de philosophie au collégial, qui lui demande qu’est-ce qui la met en colère aujourd’hui, Eftihia Mihelakis répond : le système d’éducation néolibéral qui tend à s’imposer partout. Penser que tout doit être fait en fonction des besoins du marché du travail. Que l’enseignement, en fin de compte, doit faire de nous de bons consommateurs, sans pensée critique. Cette colère est aussi partagée par McEwen qui déplore le conservatisme de ses collègues philosophes. Il admet que le professeur, après un certain temps, doit se renouveler, quitte à prendre une pause.
Dans leurs échanges, il est bien sûr question de réussite. McEwen sent qu’il a réussi son enseignement lorsque ses étudiants se rappellent de ses cours dix ans plus tard. Seule note discordante pour moi : il propose un enseignement de l’histoire qui ne ferait pas la promotion de l’identité nationale. Ce qu’on ne fait malheureusement pas aujourd’hui, avec les résultats que l’on sait.
Voici des échanges dynamiques, qui ne négligent aucun aspect de la noble profession d’enseignant.