Le Journal de Montreal - Weekend
POLITIQUE DES CORPS
Le second volet d’Extases, série dans laquelle Jean-Louis Tripp raconte avec humour, sensibilité et sans pudeur sa quête d’une sexualité épanouie en tant qu’échangiste, se veut bien plus politique qu’il n’y paraît.
Amorcée en 2017, l’excellente série n’a rien de pornographique ni même d’érotique, pour peu que le lecteur ou la lectrice ne se contente pas d’aborder l’oeuvre de manière superficielle. À travers ces corps et ces sexes pluriels témoignant du réel se trouve un vibrant appel au dialogue comme outils de décloisonnement des tabous et de la honte. « Après les neuf tomes de Magasin général, un autre récit d’émancipation que j’ai illustré à deux mains avec Régis Loisel, je n’arrivais plus à renouer avec mon propre dessin. Aussi, je cherchais un projet fort dans lequel me lancer, raconte Jean-Louis Tripp. Comme Régis était mon confident, il savait tout de ma vie sexuelle. C’est lui ainsi que notre éditeur Benoit Mouchard qui m’ont convaincu de me raconter. » Ce projet est non seulement l’occasion pour l’artiste de se réapproprier son trait, mais également celui d’assumer une vie en grande partie vécue dans l’incompréhension.
SORTIE DU PLACARD
Comme s’il donnait son corps à la science, l’artiste, impudique, s’y expose. Sans jamais sombrer dans le didactisme, l’autoapitoiement ou la facilité, ce tome aborde avec humour et délicatesse sa vie d’adulte portée par un sentiment de décalage relativement à sa sexualité face à celle des autres. Pourtant biographique, Extases provoque un effet miroir chez les lecteurs, les confrontant ainsi à faire le bilan de leur propre sexualité. L’album attire même les confidences, avoue l’auteur. « Plusieurs lectrices se réjouissent d’avoir une vision de l’intérieur de la sexualité d’un homme. Aussi, il n’est pas rare que des couples y trouvent un espace de dialogue. Extases me permet ainsi de libérer la parole et de valider le ressenti. » En visant l’intime, l’album atteint l’universalité, car en fin de compte, ce n’est pas de Tripp qu’il est question, mais bien du lecteur.
L’un des grands mérites d’Extases, outre son inventivité graphique et ses somptueuses planches, est de relier la sexualité masculine à l’émotion, chose rarement abordée dans le médium de la bande dessinée. Le récit en est également un hautement politique. « De tous les temps, les luttes sociales ont passé par le corps, surtout celui de la femme : contraception, avortement, #metoo. Même durant la pandémie actuelle, on peut affirmer que le pouvoir en place a contrôlé nos corps via le confinement, auquel nous avons dû nous plier collectivement. »
À l’instar des jeux de l’amour, la plume de l’auteur caresse le papier au hasard, sans véritable plan ni scénario. Seul un immense talent de la stature de Tripp peut s’accorder pareille liberté. Pertinent, actuel, généreux, engagé, Extases nous traverse le coeur et l’âme comme peu d’oeuvres savent le faire.