Le Journal de Montreal - Weekend

JE T’AIME MOI NON PLUS

- JACQUES LANCTÔT

Comment être soi-même lorsqu’on est le fils d’un peintre célèbre, Jean McEwen, qui a côtoyé Paul-Émile Borduas et Jean-Paul Riopelle ? Le fils d’un père longtemps absent, mais qui ne fut cependant pas une abstractio­n dans la vie familiale. Jamais le fils n’a eu l’occasion d’entamer un véritable dialogue avec lui. Trente ans plus tard, dans cette lettre que le fils adresse à son père décédé en 1999, deux époques s’affrontent pour donner un sens à ce mal de vivre. Deux manières de penser le monde.

D’abord, ce père « fièrement traditiona­liste […] révolution­naire réactionna­ire » qui ne voulait pas signer le manifeste Refus global. Ce père frileux, qui a de la misère avec les idées de son époque. Ce père bohème qui enfile les conquêtes féminines et les beuveries pour exprimer sa liberté de pensée. Malgré la Révolution tranquille des années 1960, c’est ce père éteignoir de rêves qui a gagné jusqu’à maintenant. Les conquêtes et les luttes n’ont pas livré les fruits espérés, déplore Jérémie McEwen. On semble être revenu à la case départ et tous les quatre ans, on refait le même parcours.

Puis ce fils qui cherche à travers les toiles de son père une expression d’appartenan­ce à un pays, une sensibilit­é qui dépasse l’ordinaire pour s’ouvrir sur l’extraordin­aire. N’ayant jamais fait le deuil de son père, le fils retrace les grands moments de la vie connue de celui-ci, cette pointe de l’iceberg que l’artiste ne semblait jamais vouloir dévoiler. Comme cette toile intitulée Le drapeau inconnu, symbole paradoxal du Canada qui se cherchait une identité, où prédominen­t les teintes de rouge et d’orange. À la suite de quoi « tu as arrêté de peindre des petits carrés rouges parce que tu ne pouvais pas peindre des petits carrés rouges, ce n’était pas qui tu étais, tu n’as jamais été rouge révolution ».

Non, car ce père-peintre, trudeauist­e à ses heures, refusait de participer à la découverte du pays québécois, son pays étant « celui du colon qui s’ignore, du masculin qui s’ignore, du blanc qui s’ignore ».

Petit à petit, souvenir après souvenir, le fils reconstitu­e les fils de sa propre vie à travers ceux de son père-peintre que la célébrité ne semble pas déranger outre mesure. Ce père-peintre avait deux maîtres, Borduas le Québécois et Gauguin « l’Artiste avec un grand A, l’artiste que t’as voulu être, celui que t’as imité pendant toutes ces années, tel un Don Quichotte de la peinture, celui que t’as fait semblant d’être, l’artiste qui rompt avec tout le monde pour se consacrer tout entier à son art, celui qui traite tout le monde comme de la merde ».

RÉFLÉCHIR À DEMAIN

On comprendra que le fils nourrit une relation ambiguë d’amour-haine avec ce père qu’il admire, mais à qui il reproche, tout en les lui pardonnant, ses faiblesses, son double jeu, son non-engagement. À qui il doit tout. À qui il reconnaît, en même temps, le mérite de lui avoir fait découvrir la puissance de la lumière, à l’origine des couleurs. « Te souviens-tu quand tu m’as dit que sans lumière, il n’y avait pas de couleur ? Et j’en déduis trente ans plus tard que la lumière est l’Un, la source, l’ultime élément et la seule chose digne de notre prosternem­ent. » « Je pense à toi mort et je ne trouve rien de triste en moi », lui confesse-til. Chez les McEwen, pas d’extravagan­ce à la Riopelle, on est modeste à l’image du Québec d’hier et d’aujourd’hui, ce Québec qui ne semble pas vouloir changer et qui manque terribleme­nt de radicalité, aux dires du fils. On roule plutôt en Subaru et on habite en face du parc Lafontaine.

Du même souffle, le fils invite son père à l’accompagne­r dans la redéfiniti­on du Québec moderne. « Il y a tout le Québec à penser et ça me fait réfléchir à demain, ça me donne hâte à l’aube chaque nuit, quand je te retrouvera­i encore ici, dans mes mots, dans ton esprit, dans notre corps. […] N’attendons pas, papa, prenons le taureau par les cornes, n’attendons plus qu’ils nous donnent la permission d’exister, n’attendons plus qu’ils viennent vers nous, c’est à nous d’y aller », écrit-il.

Cet ouvrage troublant est parsemé de reproducti­ons du peintre Jean McEwen.

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PAYS BARBARE Jérémie McEwen, Éd.Varia
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