Le Journal de Montreal - Weekend
LA BDQ FAIT SON CINÉMA
Fleuron du cinéma à maintes reprises oscarisé, L’Office national du film du Canada lançait ces jours-ci une seconde salve de ses Chroniques du 9e art dans le cadre du Festival Fantasia, témoignant une fois de plus avec éloquences des affinités que partagent la bande dessinée et le cinéma d’animation.
À la suite de sa première édition en 2017 couronnée d’un vif succès avec les courts métrages d’animation La dent de Guy Delisle inspiré de sa série Le guide du mauvais père ainsi que La pureté de l’enfance,
délirante mise en image d’un enregistrement audio de l’autrice Zviane alors âgée de 6 ans, l’ONF revient pour notre plus grand bonheur en donnant vie aux univers de papier des bédéistes montréalais Richard Suicide et Samuel Cantin.
CHRONIQUES DU CENTRE-SUD
Issu de la scène alternative de la fin des années 1980, Richard Suicide est l’un des secrets les mieux gardés du neuvième art québécois. Non pas par absence de talent – incommensurable –, mais bien parce qu’il a principalement oeuvré dans le milieu du fanzinat. Outre Gonades cosmiques chez Zone Convective (1997), depuis longtemps épuisé, et My Life as a Left Foot, compilation anglophone publiée chez l’éditeur canadien Conundrum Press (2007), il nous aura fallu attendre jusqu’en 2014 pour que l’éditeur Pow Pow publie Chroniques du Centre-Sud, premier album original en carrière qui connut cette année une nouvelle édition augmentée après que le premier tirage eut été épuisé.
Reconnu pour être expansif tant dans le verbe que les décors, l’artiste ayant oeuvré dans le domaine de l’animation à titre de designer est sorti de sa zone de confort, pour son plus grand plaisir.
« Même si je connaissais un peu ce langage, j’ai dû repenser la façon de raconter, en misant sur le mouvement au détriment du texte. Et en synthétisant », s’esclaffe l’artiste reconnu pour sa verve expansive.
Il a pu compter sur les judicieux conseils de Claude Cloutier, animateur émérite et auteur de bande dessinée qui publia ses Gilles La Jungle et La légende des Jean-Guy dans le magazine humoristique Croc, depuis repris en albums aux éditions de la Pastèque. « On parlait le même langage. »
Synthétisant l’album en un film de quatre minutes, Richard Suicide y raconte le quartier à l’écosystème punk par le truchement du personnage de Piton, ivrogne qui fait la revente d’artéfacts jonchant les rues afin de se payer de la bière. Cette lettre d’amour à l’arrondissement bancal de la décennie 1990 ne souffre pas du tout du passage de son médium d’origine à celui du cinéma. Chapeau bas aux producteurs qui ont eu l’audace de voir en l’album un film sans y avoir édulcoré un seul détritus qui égaye le récit. « J’ai adoré l’expérience. J’espère sincèrement en refaire. »
LE SYNDROME DE LA TORTUE
Depuis la publication chez Pow Pow de Vil et misérable, dont les tournages de l’adaptation cinématographique produite par Colonelle Films et réalisée par Jean-François Leblanc débuteront en 2022, Samuel Cantin ne cesse d’étonner et de faire rire. Inimitable dialoguiste, dont la mise sur papier de ses personnages relève de l’habile direction d’acteur, l’artiste emprunte sans grande surprise le sentier du 7e art. Les producteurs avaient en tête une scène précise de l’album Whitehorse lorsqu’ils contactèrent Cantin.
« J’étais stressé. Le format court est contre nature chez moi », affirme le champion de l’esbroufe. « J’adore le résultat. C’est totalement différent et punché. La scène est une entité indépendante de l’album. »
Whitehorse raconte les déboires affectifs d’un jeune trentenaire hypocondriaque, qui se retrouve dans le cabinet du coloré Dr Von Strudel se croyant affublé d’une étrange maladie.
Si la scène repose sur la drôlerie des dialogues dans la bande dessinée, l’illustrateur l’explore ici d’un angle visuel, saisissant l’occasion de mettre l’emphase sur le personnage du docteur.
Segment inédit, la mise en images des symptômes loufoques du mystérieux syndrome de la tortue apporte une densité supplémentaire au délirant tableau.
En plus d’avoir fait l’objet d’une mise en lecture chez Duceppe, Whitehorse rejoint un tout autre public grâce à l’ONF.
« Après la projection de la grande première à Fantasia, un spectateur est venu me questionner sur ce qui inspira le film. Il ignorait que c’était tiré d’une bande dessinée ! » raconte l’auteur, dont le prochain album intitulé Shérif junior : Il y a quelque chose de poussiéreux à Sorel-sur-Poussière paraîtra le printemps prochain. Espérons qu’outre les ponts jetés entre le 9e et le 7e art, l’heureuse initiative de l’ONF saura faire découvrir les albums des artistes s’étant prêtés au jeu de la transposition, les attirant ainsi vers notre bande dessinée, plurielle et fougueuse, qui gagne à être davantage fréquentée.