Le Journal de Montreal - Weekend

UNE HISTOIRE QUI DÉPASSE LA FICTION

Dans son dixième roman, Enfant de salaud, l’écrivain et journalist­e français Sorj Chalandon révèle l’incroyable histoire que son père a préféré taire toute sa vie.

- KARINE VILDER Collaborat­ion spéciale

Si on a lu Profession du père ,quia d’ailleurs récemment été adapté au cinéma par Jean-Pierre Améris, on sait à quel point le père du journalist­e et écrivain français Sorj Chalandon était toxique. Et encore, le mot est faible. Parce qu’en plus d’avoir été foncièreme­nt méchant, violent, injuste et paranoïaqu­e, l’homme a passé sa vie à mentir, surtout à son fils.

Au fil des ans, il lui a ainsi fait croire qu’il était agent secret, pilote de chasse, chanteur profession­nel, professeur de judo ou conseiller secret du général de Gaulle. Sans parler des nombreux faits d’armes qu’il aurait réalisés durant la Deuxième Guerre.

Pourtant, l’année de ses 10 ans, Sorj Chalandon sera profondéme­nt marqué par trois phrases, toutes sorties de la bouche de son grand-père paternel. La première, « Ton père pendant la guerre, il était du mauvais côté » ; la deuxième, « Ton père, je l’ai vu habillé en Allemand place Bellecour… » ; et la dernière, peut-être la pire de toutes, « Tu es un enfant de salaud ». Mais pourquoi ?

Sorj Chalandon a dû attendre près de 60 ans pour connaître le fin mot de l’histoire. « Au premier confinemen­t, il se trouve que mon frère s’est débarrassé de choses anciennes et que, tout au fond d’une vieillerie, il avait le casier judiciaire de mon père, explique-t-il depuis son domicile parisien. Il voulait le jeter, mais moi, je l’ai pris tout de suite. Ça me rend fou de penser que mon frère l’avait en sa possession depuis les années 80 ! »

LE DOSSIER QUI CHANGE TOUT

C’est donc grâce à ce vieux casier que Sorj Chalandon va apprendre que son père a été jugé et emprisonné à Lille en 1944-1945. Ce qui ne manquera pas de le stupéfier, son père ayant toujours affirmé qu’il avait fait la bataille de Berlin et vaillammen­t défendu le bunker d’Hitler jusqu’au 2 mai 1945. « Avec une seule feuille, je découvrais que ce qu’il m’avait raconté était faux », poursuit Sorj Chalandon. Alors j’ai voulu en savoir plus, et pour ça, j’ai contacté les Archives départemen­tales du Nord. La femme qui m’a répondu m’a assuré qu’il y avait un dossier sur mon père. Elle l’avait lu, et je l’ai sentie embarrassé­e. Alors je lui ai demandé si je devais prendre une bière avant de le lire moi aussi. Elle a répliqué que deux, ça serait mieux…

Une fois le dossier de son père en main, Sorj Chalandon a ouvert, imprimé et classé par date chaque pièce (procès-verbaux, interrogat­oires, lettres, etc.). Mais sans rien lire. Du moins pas encore. « J’étais terrifié, confie-t-il. Un an de prison, pour un collabo, ce n’était pas énorme en France. À l’époque, la justice ne faisait pas dans le détail et des dizaines de milliers de collabos ont été fusillés. Je ne savais donc pas du tout sur quoi j’allais tomber. Mais je me suis dit que si mon père n’avait été qu’un gamin sans idée séduit par les bottes nazies, faire un dernier livre sur lui serait sans intérêt. »

UN PARCOURS INCROYABLE

Surprise, la réalité a dépassé toutes les fictions que son père a bien pu imaginer du temps où il était encore vivant. « En quatre ans, il a porté cinq uniformes différents et déserté quatre fois », précise Sorj Chalandon. Entre 1940 et 1943, Jean Chalandon a en effet été soldat régulier dans le 5e régiment d’infanterie et soldat de la Légion tricolore de Pétain avant de rejoindre le NSKK, une formation paramilita­ire du parti national-socialiste des travailleu­rs allemands. Mais condamné à mort par les SS, il parviendra à s’évader et à rejoindre la Résistance dans le nord de la France. La cerise ? En 1943, il a également porté l’uniforme des Rangers de l’armée américaine.

« Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il ne m’a pas raconté tout ça, souligne Sorj Chalandon. C’est plus immense que n’importe quelle histoire inventée et je ne pense pas que dans le monde entier, un autre homme ait porté cinq uniformes. Alors j’ai eu envie d’en faire un roman. Je ne pouvais pas jouer avec les faits, parce qu’ils sont sacrés. En revanche, j’ai décidé de situer la découverte du dossier de mon père en 1987. À l’époque, le journal Libération m’avait envoyé à Lyon couvrir le procès du criminel nazi Klaus Barbie et mon père, qui était de Lyon, y a assisté aussi. L’un va donc être jugé par la France, et l’autre va être confronté par son fils. »

Tout simplement bouleversa­nt.

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ENFANT DE SALAUD Sorj Chalandon aux Éditions Grasset 336 pages
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