Le Journal de Montreal - Weekend

CENT HISTOIRES ÉTRANGES POUR UN ADIEU

L’exercice est vertigineu­x : bâtir un roman cohérent à partir de résumés de 100 textes inventés ! Ainsi va l’étrange lien entre deux frères.

- JOSÉE BOILEAU Collaborat­ion spéciale

Avec Les années désertées, le romancier David Clerson enrichit une oeuvre centrée sur des univers déroutants, à part du monde et en même temps ancrée dans la matière brute qui nous constitue.

Comme dans ses romans précédents, il est donc question de terre, de déchets, de champignon­s, de sang. Mais s’y joignent des humains mutants, ou qui s’empilent dans des troncs d’arbres, ou qui circulent dans le ventre d’un chien – entre autres !

Un regard bien humain est toutefois jeté sur tant de bizarrerie. C’est que le roman prend appui sur la surprise d’un narrateur qui apprend le décès de son grand frère. Non seulement il ne l’a pas vu depuis 30 ans, mais celuici lui laisse en héritage sa maison recluse en Mauricie.

DÉVOTION

Le narrateur y trouve des boîtes pleines de manuscrits signés de son frère : des récits comptant des centaines de pages ou seulement quelques paragraphe­s, mais aussi des ébauches et des textes incompréhe­nsibles.

Le premier manuscrit qu’il parcourt a pour titre Pendus divinatoir­es et met en scène six frères qui se livrent au jeu du pendu. Le centième porte le même nom, et deux frères jouent encore à une pendaison sans mort.

Mais avant que la boucle ne se referme, on aura traversé tous les autres écrits parce que le narrateur a entrepris de les résumer. Déjà, il faut admirer la capacité de David Clerson de livrer une telle floraison d’univers en moins de 150 pages !

Or, cette fantasmago­rie n’est pas qu’effet de style : il s’y dessine le mal-être d’un individu au sein d’une famille, de la société et face à luimême. Au vu de toutes ces feuilles,

« je pensai à la solitude de mon frère, à ses années d’écriture », note d’ailleurs le narrateur.

Comme un hommage rendu au défunt, c’est avec la même dévotion qu’il se met donc à la tâche qui lui semble dévolue : lire puis raconter les 100 textes de son frère.

Il glisse toutefois ses propres remarques dans les résumés qu’il dresse : il se dit dégoûté ou désarçonné ou admiratif de ce qu’il lit ; il en relate l’effet sur ses rêves ; il ressasse des souvenirs.

MULTIPLES HISTOIRES

Surtout, il y puise des indices sur la vie adulte de ce frère évanescent, qui avait quitté la maison familiale du jour au lendemain alors que lui-même n’avait que 12 ans. Jamais aucune nouvelle n’a été échangée par la suite.

On apprécie ces incursions du narrateur, on les espère même. Ce qui s’annonçait comme des fiches de lecture cède ainsi la place à des liens que l’on voit se retisser par la grâce d’un ultime et mutuel cadeau : des boîtes pleines d’histoires à méditer pour l’un ; et pour l’autre, le respectueu­x choix de les lire sur les lieux mêmes où elles ont été conçues.

Et tout cet étrange devient très beau.

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LES ANNÉES DÉSERTÉES David Clerson Éditions Héliotrope 144 pages
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