Le Journal de Montreal

Pas un mot sur Eugenie

- réjean rejean.tremblay@quebecorme­dia.com tremblay

PARIS | T’es toujours un peu chamboulé quand tu débarques à Paris. D’abord, il y a le décalage horaire. Puis, il y a les Parisiens. Quoique si j’en juge par la faune multicolor­e qui transforma­it hier les ChampsÉlys­ées en tour de Babel, on se demande quand donc arrivera le jour où Paris sera complèteme­nt dégarni de ses Parisiens. C’est bien parti.

Il y a des choses qui n’ont pas changé depuis trente ans. Les vieilles «Roms» se tiennent toujours à genoux sur les grands trottoirs devant la FNAC ou le Fouquets avec un verre de carton devant elles. Ce qui a changé, c’est qu’elles sont en train d’enseigner à leurs jeunes filles, encore ados, tout l’art de la bonne mendiante.

Et la beauté époustoufl­ante de la plus belle avenue du monde reste toujours magique.

Mais ce qui n’a vraiment pas changé depuis toutes ces années, ce sont les serveurs dans les cafés des Champs. Ils sont arrogants, chiants, méprisants. Bref, ils sont parfaits.

LE « DJOKO » DU DEAUVILLE

Je me suis arrêté au Deauville pour un café crème: «You’ll be two?», m’a lancé un des onze serveurs qui attendaien­t le poisson à l’entrée de la terrasse de l’autre côté du trottoir: «You want a cognac?» a-t-il ajouté, convaincu d’avoir décroché une belle grosse truite.

Ça m’a frappé. La terrasse du Deauville s’avance au moins de trois mètres sur le large trottoir des Champs. Et la deuxième terrasse fait au moins cinq ou six mètres de large. Mais comment font donc les handicapés qui se promènent sur les Champs? Les fonctionna­ires de Paris sont-ils si stupides? Ils n’ont pas téléphoné à leurs collègues qui gèrent la rue Peel?

Et puis, j’ai assisté à un véritable ballet. À deux ou trois, ils ont une de ces façons d’entraîner le touriste dans une des deux terrasses qui suscitent l’admiration. Et dès que la proie est dans le filet, ils se tapent une couple de remarques méprisante­s dans le dos de la victime avec un aplomb absolu: «Les trois Asiatiques, on fait quoi pour les décoller? Elles tètent toujours le même café. C’est pas Louis Vuitton ici», a demandé un des serveurs habillés en matelot à son collègue.

J’ai noté la réponse, mais je la garde pour moi. Trop vulgaire.

Je tétais mon grand crème le nez plongé dans L’Équipe, puis dans Tennis Magazine quand le plus grand des matelots s’est vivement penché sur moi: «Cette année, c’est Djoko».

Comme j’espérais me faire servir un autre café, je n’ai pas voulu le froisser. J’ai donc pris mon accent internatio­nal de Falardeau pour approuver: «Cette année, c’est l’année de Djoko.»

–Ah! Vous êtes Québécois! a-t-il tout de suite reconnu. – Et je connais David Thibault! Ça s’est arrêté là. Une heure plus tard, les trois Asiatiques et le Québécois tétaient toujours leur café, mais j’avais fait une découverte intéressan­te.

DICHOTOMIE

Pas un mot. Pas un mot sur Eugénie Bouchard. Rien dans L’Équipe, rien dans Le Parisien ni dans Le Figaro et surtout rien dans Tennis Magazine, le meilleur magazine de tennis en français du monde. Dans leur numéro spécial sur Roland-Garros, les journalist­es et les spécialist­es de Tennis Magazine ne tiennent pas compte d’Eugenie Bouchard. Personne ne la voit comme un facteur sportif dans le plus agréable des tournois du Grand Chelem.

Or, cette semaine, Le Journal de Montréal reprenait le résultat d’une enquête d’un magazine britanniqu­e qui consacrait Miss Westmount comme la vedette commercial­e la plus payante au monde. Avant Roger Federer, avant Maria Sharapova, avant Tiger Woods, avant Ronaldo ou Lionel Messi, avant tout le monde.

Je trouve que la lecture de ces deux magazines résume bien la dichotomie Eugenie Bouchard. La jeune femme est devenue trop célèbre, trop riche et trop commercial­e avant d’avoir confirmé son statut de grande joueuse. Eugenie Bouchard, à cause de sa beauté et de son sex-appeal, vaut des millions. Mais depuis des mois, son jeu est celui d’une quelconque joueuse du top 100. Pas du top 10.

Les magazines de mode et de marketing vont consacrer des pages et des pages à la Québécoise. Les vrais magazines de tennis l’oublient quand ils préparent des reportages sportifs sur les grands tournois. Ils n’y ont même pas pensé.

UNE AUTRE KOURNIKOVA

Je finissais de lire un reportage sur Serena Williams quand mon matelot a rappliqué avec la note: 13 euros. Dix-huit dollars pour deux cafés. J’ai payé en sachant que je payais pour la location d’une chaise sur les Champs-Élysées. Le café n’a rien à voir dans le 18 piastres.

– Ça va être l’année de Serena, ai-je lancé pour avoir le dernier mot…

– Elle est trop grosse… me suis-je fait répondre avec un beau mépris parisien. – Ce sera peut-être Eugenie Bouchard, non? – Elle? Une autre Kournikova… Là, j’ai trouvé qu’il exagérait. La petite assiette était là devant moi. Avec deux euros sur la note.

Eugenie, une autre Kournikova! Ah oui! Tiens-toi! J’ai ramassé les deux euros et je suis parti en saluant les trois Asiatiques.

Elles tétaient encore le même café…

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Depuis des mois, le jeu d’Eugenie Bouchard est celui d’une quelconque joueuse du top 100. Pas du top 10.
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