Le discours d’Henri Bourassa ( 1910 )
Avec son grand-père Louis-Joseph Papineau, dont la bonne tête est devenue proverbiale, Henri Bourassa a formé, peut-on dire, une sorte de dynastie de l’éloquence. Papineau est tenu pour le plus grand orateur canadien-français du 19e siècle et son petit-fils pour le meilleur du 20e. Chacun doit sa carrière, non pas à la fortune ou à ses contacts, mais à son intelligence hors pair.
Pour ma part, je tiens Henri Bourassa pour intellectuellement supérieur à son illustre aïeul. Incroyable! Bourassa est un autodidacte, mais un travailleur acharné, dont tout le monde reconnaît très tôt le sérieux. Quand il voyage à Paris ou à Londres, les salons et les gens influents se l’arrachent pour l’entendre exprimer ses idées. C’est le premier grand intellectuel canadien-français de réputation internationale. Parfaitement bilingue et redoutable tribun, même ses adversaires le respectent.
L’idéal des «deux peuples fondateurs» qui serait soi-disant au coeur de la Confédération de 1867, c’est lui qui le promeut. Il est anti-impérialiste, dans le sens où il s’oppose à un Canada qui serait un vassal de l’Angleterre, mais il veut que son peuple, les Canadiens français catholiques, demeure sous la Couronne britannique, à laquelle il prête sincèrement allégeance. Fervent catholique, il est en butte à des contradictions qui nous paraissent aujourd’hui irréconciliables.
À Montréal, les Canadiens sont parvenus à survivre à la grande dépossession politique et économique au profit des Anglais en investissant une institution puissante où ils peuvent cheminer et acquérir du pouvoir: l’Église. Les prêtres veilleront scrupuleusement à ce que leurs ouailles aient de nombreux enfants de manière à gonfler les rangs des catholiques français. Le pape, à Rome, aime bien ce peuple si fervent, mais, au fond, il lui importe peu que sa «culture» soit préservée. Puisque l’important est d’être catholique – et le rituel catholique étant alors en latin –, pourquoi ne pas l’être en anglais?
ADOPTER LA LANGUE ANGLAISE ?
Rome a parfois la tentation de Lord Durham: ne seraitce pas plus facile si tous ces croyants adoptaient l’anglais, tout comme l’ont déjà fait les Irlandais? L’Église ne seraitelle pas plus puissante et unie en Amérique du Nord si l’anglais, en plus du latin, lui servait de lingua franca? Ainsi, de grandes collectes de fonds menées auprès de catholiques canadiens-français vont parfois servir, sur décision des autorités de l’Église américaine, à financer des églises ou des paroisses anglophones. Bref, l’Église peut aussi servir de rouleau compresseur acculturant au profit de l’anglais.
Le 10 septembre 1910, lors du 21e Congrès eucharistique tenu à l’église Notre-Dame, Henri Bourassa se lève pour répondre à l’archevêque de Westminster qui vient de catastropher les Canadiens français en soutenant qu’il vaudrait mieux pour eux adopter l’anglais… La réplique d’Henri Bourassa est si éloquente que, dans l’église, la foule est extatique. Applaudissements! Cris, hurlements! On monte sur les bancs de l’église.
Un légat du pape Pie X va serrer la main de l’orateur. Mais, à certains égards, l’Église n’a pas tort. Le pape est lucide, mais hors contexte. Il mesure la dangerosité extrême des nationalismes qui, bientôt, feront couler un océan de sang en Europe. En France, certains intellectuels, comme Maurras, instrumentalisent le catholicisme à des fins nationalistes. Ce n’est pas du tout le cas des Canadiens français, qui demandent seulement de ne pas disparaître. Ce rejet du nationalisme par l’Église va bien sûr préparer le rejet de l’Église par la nation.