Le Journal de Montreal

Des histoires de camions, de route et d’enchanteme­nt

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Serge Bouchard, c’est avant tout une voix, celle qu’on écoute assidûment à la radio publique. L’anthropolo­gue est un merveilleu­x conteur. J’ai déjà parlé de cet auteur lors de la parution de son merveilleu­x livre Ils ont couru l’Amérique,à l’enseigne des «remarquabl­es oubliés».

Peut-être est-ce un livre pour nostalgiqu­es – je pense que Serge Bouchard et moi avons plus ou moins le même âge et avons vécu les mêmes misères du petit peuple des Canadiens français, peut-être est-ce un livre de souvenirs d’enfance, je ne saurais le dire, mais je me suis délecté en me plongeant dans ces délicieux rapaillage­s de la mémoire que la lecture de cet ouvrage suscite, à commencer par l’histoire des camions rouges de la compagnie Miron qui ont sillonné les rues de la métropole, pendant une décennie ou deux.

Serge Bouchard nous dit maintenant qu’il devra se défaire à regret de son camion Mack, modèle B, de l’année 1958, qu’il a acheté au hasard de ses pérégrinat­ions autoroutiè­res et pour lequel il s’est aussitôt amouraché, au point d’en faire la mascotte de son petit coin de paradis d’Huberdeau. Parce qu’il n’a plus le bon usage de ses jambes et qu’il n’arrive plus à monter dans ce camion mythique pour y promener ses enfants et amis. C’est un peu ses rêves de jeunesse qui partent avec ce camion.

L’auteur nous emmène un peu partout sur les routes d’Amérique. Il y a l’omniprésen­ce du fleuve Saint-Laurent dans lequel il n’y a pas si longtemps le petit peuple riverain se baignait et pêchait de tout, de grands brochets, des dorés, des esturgeons, des anguilles américaine­s, entre autres, tandis que les riches Anglais et Américains prenaient d’assaut nos rivières à saumon, ceux-là mêmes dont les industries polluaient en amont le fleuve, en le transforma­nt en poubelle avec leurs rejets industriel­s. Nous n’avons jamais de respect pour nos cours d’eau, déplore-t-il, nous n’avons même pas pensé à instaurer une charte de l’eau, pour nous protéger des spéculateu­rs qui veulent la mettre en bouteille jusqu’à la dernière goutte. Si nous adoptions cette charte, «nous aurions entre les mains le parchemin de nos souvenirs, le contrat de notre avenir et, surtout, un titre de propriété».

NOUVELLE ÈRE

Serge Bouchard se rappelle son entrée dans le monde de l’adolescenc­e, alors que son père l’inscrit au MontLouis, un collège aux antipodes d’un autre collège fréquenté par l’élite canadienne-française, le collège Brébeuf, dont un certain Pierre Trudeau, intellectu­el dandy, «ce canoteur de pacotille». Il entreprend son cours classique, au même moment où meurt Maurice Duplessis, mort qui sonne le glas de la grande noirceur et annonce le début d’une ère nouvelle. Bouchard rappelle comment, malgré tout, Duplessis avait joué un rôle important dans la création du Jardin botanique de Montréal, piloté par le frère MarieVicto­rin, en s’opposant à l’establishm­ent clérical qui a tout fait pour ne pas que le projet voit le jour. «Le carré rouge, à l’époque, était bleu.» Jacques Rousseau, le grand explorateu­r du Nord québécois, fidèle collaborat­eur du frère Marie-Victorin, «libre-penseur et un rebelle», y est pour beaucoup dans la création du Jardin botanique.

Grâce au Mont-Saint-Louis, la première ligue de hockey canadienne­française voit le jour. Le collège accueille les élèves irlandais catholique­s anglophone­s qui, eux, affrontent régulièrem­ent les équipes anglophone­s, matchs qui donnent lieu à d’épiques bagarres entre protestant­s et catholique­s. «Cherchant à rendre la vie plus misérable aux Anglais, les Irlandais avaient initié les Canadiens au hockey sur glace.»

Serge Bouchard, l’anthropolo­gue, a traversé les Amériques de bord en bord, du nord au sud, de l’est à l’ouest. Plus de deux millions de kilomètres, «de San Diego jusqu’à Sept-Îles, de la Nouvelle-Orléans jusqu’à Edmonton, de Tahalassee en Floride jusqu’à Anchorage, en Alaska.» La terre et l’eau sont en péril, nous alerte-t-il. Nos forêts ont toujours été concédées à des cartels qui se sont enrichis à nos dépens, «laissant de maigres redevances à l’État. [...] Au lieu de construire un monde et de le faire bien vivre, cette approche a toujours détruit l’avenir autant que la nature».

Ces 28 récits sont autant de moments de grâce qui interpelle­nt notre mémoire et notre sens des responsabi­lités. Un coup de coeur assuré.

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Les yeux tristes de mon camion Serge Bouchard Éditions Boréal
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